- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 7 min
“Vous n’aurez pas ma haine” : de la poésie sur l’insoutenable
"Vous n’aurez pas ma haine" Molière 2018 – Seul en scène
d’après Antoine Leiris - Avec Raphaël Personnaz
Vu au théâtre Axel Toursky à Marseille
« Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils, mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur.
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère, ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de douze ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus ».
Antoine Leiris
"Vous n’aurez pas ma haine" : Un message universel d'Antoine Leiris
13 novembre 2015. Antoine Leiris, chroniqueur à France Info et France Bleu, est seul chez lui avec son fils Melvil, 17 mois. C’est un message sur son répondeur qui l’alerte : «Coucou, vous êtes en sécurité ? »
Il allume la télé, et sa vie bascule. Sa femme Hélène, 35 ans, était au concert du Bataclan. Un espoir fou, jusqu’au dévoilement de l’horreur. Hélène ne reviendra plus, elle fait partie des 90 morts. Trois jours plus tard, alors qu’il vient d’identifier le corps de son épouse, il poste une lettre sur facebook avec cette phrase : «Vendredi soir, vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine ». Ce message est une lueur d’espoir au cœur de l’horreur obscurantiste qui rassure une France épouvantée.
Aussitôt, le journaliste écrit ce qu’il vit et pense. S’y mêlent détresse et rires d’enfant, désespoir et générosité, impuissance et altruisme.
« On ne sèche pas ses larmes sur la manche de la colère » écrit-il.
« Il y a eu un avant, il y a un après »
Lumière bleutée, la scène s’ouvre sur quelques chaises, simples. Un rideau blanc cache un quart de la scène. Les paroles du message d’Antoine Leiris s’inscrivent tandis que résonne la voix de l’acteur. Raphaël Personnaz est la voix d’Antoine Leiris. Il raconte et s’affichent en fond de scène, les jours, les heures. Le temps s’écoule, inexorable. Derrière le rideau transparent, des intermèdes mélodieux, pansements de tendresse sur la blessure ouverte, découvrent une pianiste, doucement nimbée de lumière. Est-ce Hélène ?
Il y a eu un avant, il y a un après. Qu’il refuse ou qu’il accepte, l’indicible est là, à jamais.
« Ces petits plats qui débordent de l’amour des mamans »
Mais la vie est là aussi. Elle se rappelle à lui dans toute son impétuosité. Il faut composer avec. Et c’est Melvil qui le lui rappelle, cet enfant qui ne reverra jamais sa maman mais qui a faim, qui a soif, qui doit aller à la crèche, faire la sieste, à qui il doit couper les ongles…
« Elle n’est pas là pour me rassurer, vertige de solitude. Il n’y a que moi et il reste neuf doigts »
Tout cela Antoine va devoir l’apprendre en bloc, faire face aux questions, à la sollicitude des mamans, elles qui, à tour de rôle, et pour chaque jour de la semaine, préparent les repas à emporter pour Melvil. C’est son enfant qui l’éclaire, le guide. Les spectateurs se sourient, légèreté dans la violence des mots, des faits. Antoine Leiris, torturé, ne décrit pas les atrocités. Ce sont l’innocence de son enfant, la pureté de son amour, qui donnent au récit la profondeur, l’élégance, l’authenticité, la force.
« Quelques minutes comme une éternité »
« J’entends couler le sang des morts »
Une pensée, quelques mots, quand il entre à la morgue. Cela suffit pour dire les autres. Les victimes du Bataclan ne sont pas oubliées.
Mais « D’abord nous deux, unis pour la dernière fois. Ce moment est à nous. J’ai envie de m’allonger près de son corps » Le corps de l’être adoré se dessine sous le drap. Le souffle d’Hélène caresse son cou. Elle l’enlace, lui dit que tout ira bien.
24/11 16h.
À l’enterrement, Antoine lit une lettre que Melvil a écrite en pensée : « Ces 17 mois passés avec toi feront de moi l’homme que je deviendrai. Tu me manques maman, je t’aime. »
«Le soleil se lève sur notre nouvel ‘Il était une fois’»
Désormais, Hélène lui appartient à nouveau : « Melvil est le seul qui a vu que j’avais sa mère en moi, le seul à répondre à mon sourire. »
25/11. 7h45.
Melvil vient d’engloutir son biberon. Antoine a décidé de le mener au cimetière, seuls, tous les deux. Melvil va chercher sa maman. Il court sur la tombe, sourit et repart, avec elle. Sur le chemin du retour, Antoine saute à cloche-pied dans une flaque d’eau. Melvil rit. Arrivés chez eux, Antoine s’assoit au piano, et joue avec elle. Le soleil peut à nouveau se lever, la vie entrer à flots par les fenêtres, la sérénité envahir la maison : «Nous serons toujours tous les trois.»
Raphaël Personnaz, Sublimissime
Porter ce témoignage intime et pourtant universel au théâtre était un pari audacieux. Si l’adaptation du texte, la mise en scène et la musique participent à parts égales au succès de ce ‘seul en scène’, l’interprétation de Raphaël Personnaz est essentielle. Cet acteur, qui ‘cartonne’ au cinéma et au théâtre, donne une intensité exceptionnelle au texte, terrible, tout en lui conférant une délicatesse, une légèreté, qui relève du génie.
Là où l’on pourrait basculer dans le pathos, le comédien délivre un message d’amour, sans lourdeur, naturellement.
Raphaël Personnaz vit avec Antoine Leiris, il est Antoine Leiris.
Le temps de l’émotion, puis c’est une salve d’applaudissements que le public du Toursky réserve aux artistes, un triomphe. On se sourit, parfois avec les larmes aux yeux. Ce sont de tels moments, même s’ils sont poignants, qui réconcilient le monde.
Merci les artistes. Merci au théâtre Toursky, ferment de fraternité.
Antoine Leiris a raison : Ils n’auront pas notre haine non plus.
Vous n’aurez pas ma haine d’après Antoine Leiris
Adaptation et mise en s cène : Benjamin Guillard
Avec Raphaël Personnaz
Musique : Antoine Sahler (composition) Lucrèce Sassella ou Donia Berriri (piano)