- Auteur Victor Ducrest
- Temps de lecture 5 min
« Nomad » de Sidi Larbi Cherkaoui : Quand la danse raconte la résilience du vivant
Le premier spectacle du festival Vaison Danses 2024 au théâtre antique s’est ouvert avec « Nomad » de Sidi Larbi Cherkaoui, une chorégraphie incarnant la force, la fluidité et la bienveillance, devant plus de 4000 spectateurs.
Le premier spectacle du festival Vaison Danses 2024 au théâtre antique s’est ouvert avec la dernière production « Nomad » de Sidi Larbi Cherkaoui. La réputation du chorégraphe "marocain, belge, flamand qui parle français, regarde des animes japonais, des séries américaines à la télé, adore les films de Kung Fu chinois et l'humour anglais" n'est plus à faire. Ce d'autant qu'il avait déjà participé au festival en 2010 avec la grande chorégraphe espagnole de flamenco Maria Pagés pour « Dunas », en 2014 avec ses danseurs argentins pour « Milonga », en 2019 avec IT Dansa en même temps qu’ Alexander Ekman et Akram Khan. Ce soir du 10 juillet, les organisateurs de la soirée n’ont eu qu'à se féliciter de la bonne météo et du fait que le théâtre avec sa jauge de 4 000 places était rempli jusqu'aux plus hauts de ses gradins.
« Nomad » de Sidi Larbi Cherkaoui
Des réactions contrastées
Le spectacle de danse a ceci de remarquable qu'il est un langage sans qu'il soit une langue, ce qui en fait sa souplesse et sa nécessaire créativité, mais aussi sa polysémie, parfois son ambiguïté, jusqu'à sa possible incompréhension. C'est sans doute ce qui explique la diversité extrême des réactions du public qu'on a interrogé en fin de soirée ce 10 juillet 2024 au Festival Vaison-Danses.
Delphine, par exemple, habitué des spectacles de danse, n'a pas apprécié ce « Nomad » de Sidi Larbi Cherkaoui qu'elle a rapproché de Pina Bausch, et auquel elle a reproché des longueurs, « des trucs qu'on ne comprend pas de la part d'un chorégraphe aussi renommé ».
Alexandre, lui, plus nuancé, y a vu des moments intéressants, des passages un peu lassants, mais à la réflexion « quelque chose de prenant, notamment dans la musique ».
Quant à Maria, sans avoir lu auparavant une quelconque critique, elle s’est dite fascinée « par la fluidité continue des mouvements dansés, qu'ils soient individuels, interindividuels, ou collectifs ». « J’ai trouvé la performance physique et chorégraphique extraordinaire et inédite. Ça ne s'arrête jamais ». C'est en effet ce que le chorégraphe souhaitait, car dans le désert qu'il affectionne particulièrement et qui constitue le décor du ballet, pour survivre il ne faut jamais s'arrêter.
Une chorégraphie de la force, de la fluidité et de la bienveillance
Même s'il s'agit d'un ballet narratif non convenu, écrit par un chorégraphe atypique, l'histoire peut se décrire en quelques mots : c'est celle d'un monde vivant affronté au changement climatique qui essaye de donner à ces perturbations une réponse collective. La toile de fond est le support de cette aventure tragique qui passe par la sécheresse qui craquelle le sol, puis par les pluies torrentielles dévastatrices, jusqu'à cette possibilité de fin du monde évoquée par l'explosion d'un champignon atomique.
Et pourtant, en même temps, ce scénario catastrophe n'appelle pas la violence. Il y faut de la force pour survivre, mais pas de la brutalité. Ici Sidi Larbi Cherkaoui développe une gestuelle de bienveillance loin de toute agression. On ne trouve pas dans l'action de ces groupements humains de rapports de séduction, mais de la consolation, de l'aide, des caresses. Les hommes dominent en nombre les femmes qui sur onze danseurs ne sont que trois. Pour autant la chorégraphie, dans ses mouvements, n'est en aucune façon genrée. À la fin de l'histoire il ne reste plus que deux hommes sans vêtement, ensanglantés, et pourtant la scène ne porte pas au désespoir, car le souci de l'autre est le sentiment qui domine.
Musiques, costumes et lumières en font un objet d’art
La musique est un élément fort de la création. Elle est puissante dans les moments d'orage quand l'obsédant rythme des tambours fait accélérer le rythme cardiaque des spectateurs. Puissante et interculturelle avec ses éléments de culture arabe, anglo-saxonne ou japonaise, cette musique fait contraste avec le silence des danseurs dont on entend à peine le bruit des corps. Les costumes du styliste flamand Jan Jan Essche, sont faits de vêtements amples, non genrés, intemporels et inspirés eux aussi de cultures parfois lointaines et renforcent cette impression que Cherkaoui fait plus que nous parler chorégraphie.
Habituellement dans ce théâtre, l'environnement naturel de Vaison-la-Romaine fait partie du décor. Dans cette pièce, le fond de scène est occupé par un écran qui fait office de tableau animé sans le couvrir entièrement. On pourrait craindre qu'il se détache de l'action dansée ce qui ne faciliterait pas l'immersion dans ce paysage qui pourtant donne sens au ballet. En réalité c'est un peu le contraire qui se passe : c'est le spectateur qui organise sa propre immersion en se créant un monde où il se projette.
Ce 10 juillet 2024, Sidi Larbi Cherkaoui, en même temps que cette première à Vaison-la-Romaine avec sa compagnie Eastman, faisait une autre première à New York avec son autre ballet du théâtre de Genève. Les spectateurs, habitués depuis quelques années aux « bords de scène » de fin de soirée, ont un peu regretté de ne pas avoir pu poser au chorégraphes et aux danseurs quelques questions qui leur brûlaient les lèvres. Mais quoi qu’il en soit, Cherkaoui, fidèle à sa réputation, parvient à dépasser les simples frontières de la danse pour offrir une réflexion humaniste sur notre monde et ses défis.