- Auteur Victor Ducrest
- Temps de lecture 8 min
« Soul Chain » de Sharon Eyal : Vision futuriste de notre humanité ou jeu d’artiste exigeant et innovant ?
Vu à Vaison Danses : « Soul Chain » de Sharon Eyal, interprété par la Compagnie Tanzmainz. 60 minutes de spectacle intense avec 16 danseurs, une musique percutante d’Ori Lichtik, une chorégraphie qui interroge, un avis du public controversé.
Salut des danseurs de la compagnie Tanzmainz – Soul Chain Sharon Eyal – Vaison Danses 2024
Après « Nomad », une soirée assez controversée sur une chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, le festival de Vaison-Danses 2024 nous a proposé sa tête d’affiche « Soul Chain », de la très recherchée chorégraphe israélienne Sharon Eyal. 60 minutes de spectacle pour cette 111e édition du ballet donné par l’ensemble de danse contemporaine du Théâtre d’État de Mayence (Tanzmainz). 16 danseurs sur scène, une musique percutante d’Ori Lichtik, batteur et DJ renommé qui travaille depuis près de 20 ans avec Sharon Eyal, et des costumes conçus par Rebecca Hytting sous la forme d'un simple body unisexe couleur chair qui permet de concentrer l'attention du spectateur sur les mouvements des danseurs.
« Soul Chain » de Sharon Eyal
De Cherkaoui à Eyal
De Cherkaoui qui a ouvert le festival Vaison-Danses à Eyal qui le prolonge, la distance est grande, pas tant du point de vue du sujet global que dans la manière de le traiter. Dans les deux cas, il s’agit peu ou prou d’une apocalypse ou plus modestement d’une approche possible de notre avenir dans un monde soit déshumanisé, soit pris dans le tourbillon des catastrophes climatiques ou guerrières.
Pour les deux chorégraphes, cette humanité est représentée par des danseurs non genrés dans leur costumes et dans leur gestuelle. Mais pour Sidi Larbi Cherkaoui, le mouvement est enveloppant et bienveillant, alors que pour Sharon Eyal il est plutôt distant, presque robotisé et parfois volontairement incohérent.
« Soul Chain » de Sharon Eyal , l'avis du public de Vaison-Danses
Pour parler de cette soirée, nous avons rencontré quatre spectateurs – Mélanie, Mélisande, Yolanda et Paul-Albert –, un des danseurs de la troupe, – Paul Elie –, et Honne Dohrmann, directeur de la compagnie Tanzmainz, qui participaient au « bord de régie » organisé par Pierre-François Heuclin, le directeur artistique du festival, après le spectacle.
Si l’on devait chercher un consensus dans l’appréciation de cette pièce ce serait sans aucun doute à propos de la performance continue des danseurs. Pour Mélisande, « on est carrément au-delà de la danse, c’est plus qu’audacieux, c’est extra-ordinaire au sens propre du terme, c’est d’une qualité technique époustouflante ». Il faut ajouter que le parti pris de mettre tous les danseurs en demi pointes tout au long du spectacle, laisse imaginer la force physique qu’il faut développer pour aller jusqu’au bout de la représentation. Lorsqu’on a demandé à Paul Elie, jeune danseur de la troupe, comment il se sentait physiquement et psychiquement : « fatigué, a-t-il répondu, car psychologiquement, c’est une pièce très intense, mais c’était très chaleureux. »
Si l’on devait chercher le dissensus, ce serait dans l’interprétation des moments que présente cette chorégraphie.
Parlez-moi d’amour ?
S’agit-il d’une danse sur l’amour et la nostalgie, comme l’explique la chorégraphe ? Ce n’est en tout cas pas l’avis de tous les spectateurs.
L’argument du ballet paraît sans histoire. Sans début et sans fin, avec un fil conducteur difficile à repérer. « J’ai cherché un récit sans le trouver. Je l’ai donc imaginé, ou plutôt j’en ai imaginé plusieurs » nous confie Paul-Albert. L’argument développe une thématique et des images différentes selon la culture de chacun mais reste centrée sur ce qui pourrait être un futur apocalyptique où les hommes et les humanoïdes seraient partagés en un groupe indifférencié et anonyme d’où quelques individualités se sépareraient en devenant délirantes et en « pétant les plombs ».
Yolanda y voit une armée ou une secte ou encore quelque chose qui fait penser au fascisme italien.
Paul-Albert pense à « I, Robot » avec Will Smith dont l’action se déroule en 2035, époque où les hommes et les robots feraient bon ménage.
Mélanie, après avoir eu devant ses yeux une image des « Panathénées » en frise sur le Parthénon, y voit progressivement des mannequins de magasin au regard vide et inexpressif, puis des athlètes tels qu’ils sont représentés dans l’Allemagne nazie. Après avoir évoqué les transes du Vaudou, elle perçoit finalement des déments issus d’un hôpital psychiatrique, dont l’aspect robotique ne laisse transpercer aucune émotion humaine.
Pour Mélisande, qui a adoré ce spectacle « bouleversant, très innovant, chargé d’émotion qui interpelle », c’est l’Odyssée actuelle de l’humanité. « C’est un bloc de survie qui se disloque mais se reconstitue toujours, qui se réénergise comme un pack de rugby. J’ai eu des images de l’armée romaine en formation de tortue. Je n’y ai pas ressenti d’amour, non. Ce qui n’empêche pourtant pas des moments de rapprochements qui pourraient être amoureux, mais c’est de l’ordre du combat, de l’affrontement »
Une musique percussive et obsédante d'Ori Lichtik
La musique a été composée en même temps que le ballet. Une musique électro percussive dont le rythme obsédant finit par devenir envoûtement pour certains, repoussoir pour d’autres.
« Sharon travaillait avec les danseurs, nous dit Paul Elie. Ori, le compositeur, était présent avec sa table de mixage. La musique est très prégnante et chacun a sa manière d’entrer en transes. Ce peut être par la musique, ça peut être en contraste avec la musique, avec le groupe seulement, avec certains mouvements qui sont créés, avec la répétition, avec la musique qui devient de plus en plus forte. Pour nous, ça peut venir aussi du fait de devoir rester immobile tout en écoutant une musique hyper entraînante ». « Il y a là quelque chose du Bolero de Ravel, dans cette répétitivité et ce crescendo qui va jusqu’à la mort », ajoute Mélanie.
« Soul chain », un titre, une énigme ?
Ce titre de « Soul Chain » dont on pourrait penser qu’il exprime le lien des âmes a quelque chose d’énigmatique, comme la chorégraphie de Sharon Eyal qui laisse au spectateur la liberté complète d’interprétation de son ballet. À ce propos, Mélisande exprime ce qu’on a entendu le plus souvent : « ce titre je ne l’ai pas traduit, je l’ai pris comme tel et j’avoue que, si l’on me le demandait, je ne saurais pas quoi proposer de pertinent ». Et pourtant, ce ballet nous parle avec un vocabulaire que seule la danse peut utiliser. On peut dire que la danse est un art qui, avec la musique, est un des rares à susciter cette diversité et cette richesse d’associations émotives. Quoi qu’il en soit, ce spectacle dérangeant n’a rien d’un timbre-poste comme pourrait le suggérer l’affiche qui l’accompagne !
« Beaucoup de rigueur, beaucoup de chaleur, beaucoup de liberté »
Il correspond à la manière de travailler de la chorégraphe. Paul Elie précise : « il y a très peu de hiérarchie chez nous. On est un groupe très soudé et ça se ressent aussi quand des chorégraphes sont invités ». Trois mots la définissent : « beaucoup de rigueur, beaucoup de chaleur, beaucoup de liberté »
Un première partie circassienne, acrobatique et récréative
Gautier Fayolle, sextuple champion du monde du « football free style »
Il est intéressant enfin de noter que le directeur de la troupe a accepté la proposition de Pierre-François Heuclin d’inviter en première partie un petit groupe de jeunes acrobates, adeptes du « football free style », emmenés par Gautier Fayolle, sextuple champion du monde dans cette discipline. Le public a pu ainsi applaudir la pièce « Unisphere », dont Honne Dohrmann a simplement dit : « absolutly perfect ».