- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 5 min
Rhapsodie pour un monde ‘La Robe Rouge’
Ivan Romeuf a adapté ‘La Robe rouge’ de Claude-Henri Buffard, une adaptation à la Beckett, incisive, concise, dense, aigüe, longuement et fortement plébiscitée par le public du Théâtre International Toursky où la pièce était représentée en ce joli mois de mai. La comédienne Marie-Line Rossetti, seule en scène, apporte sa générosité, son élégance, son talent à un manifeste de la solitude.
Vu au Théâtre Toursky International de Marseille, dans le cadre de son programme 2021-2022 : ‘La Robe rouge’ de Claude-Henri Buffard, écrivain, dramaturge, scénariste et romancier français, sur une adaptation à la Beckett. Interprétation : Marie-Line Rosseti. Mise en scène : Ivan Romeuf.
La Robe Rouge, une pièce de théâtre adaptée selon Beckett
Un silence habité
« Tu me réponds ? »
Sur scène, des habits épars qu’elle range ; reste une robe rouge abandonnée sur le dossier d’une chaise vide. Elle lui parle, le titille, l’invite à répondre, l’invective : « Tu me réponds ? ». La puissance du texte, renforcée par une mise en scène pointue, exigeante, et le talent de la comédienne, font de cette chaise vide un silence habité.
« Lève-toi que je t’embrasse. Tout à l’heure ? Tout à l’heure ! »
Habité à tel point qu’on s’attend même à ce que celui à qui elle s’adresse, qu’elle appelle Paul, apparaisse lorsqu’elle l’invite à venir près d’elle. Même si les mots de la fin « Il est mort ? » laissent planer le doute sur la présence du personnage et sur la santé mentale de sa compagne, il est là, il est réel, et reste inexorablement silencieux.
Des silences pour réveiller l’humanité
« Que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir… Qu’on dirige leur vie, qu’on règle leur rythme, qu’on se charge de gérer leur liberté … Voyez-vous enfin madame les hommes qui pour leur confort réclament qu’on leur ôte le doute de pensée et la sève de vie… »
Pas de précipitation chez la comédienne, Marie-Line Rossetti ; ce sont les espaces inhabités de ce monologue-dialogue qui font exister Paul et ces silences revêtent une importance capitale. Ce sont eux qui donnent son sens à la pièce. Qu’est devenue notre société ? A l’ère de l’hyper-communication, sommes-nous voués au silence des ordinateurs qui mènent le monde et fabriquent des hommes-robots assujettis à des entités supérieures ?
« Peupler nos solitudes de dialogues imaginaires. »
La proximité de cet être silencieux la plonge non seulement dans un état émotionnel d'impuissance et de désorientation, mais aussi dans un endroit spécial, "hors du temps", où, dans le flux continu des mots, avec la colère et le rire, avec le sarcasme et le reproche, avec le chagrin, sa vie et sa vie se chevauchent, tombent l'une dans l'autre. C'est pourquoi il ne s'agit pas d'un monologue, mais d'un dialogue avec une personne qui ne réagit pas. Dans cette adaptation du texte prophétique de Buffard, Ivan Romeuf choisit de livrer la catharsis d’une héroïne aspirant à une nouvelle vie. Elle attend quelque chose de neuf qui l’exalte, va changer sa vie et le monde. Pour elle, il ne sera plus question de se heurter au silence. Alors elle parle… Incarnant cette femme morcelée, représentante d’une fracture entre deux siècles, Marie-Line Rossetti met en lumière le cynisme d’une ère hyper-connectée créatrice d’isolement. La Robe rouge s’érige en porte-à-faux contre ces moyens de « communication » et nous interpelle, avec ironie et humour, quelque part entre le regret des jours anciens et l’immuable espoir d’un avenir qui chante.
« Comment sera-t-il ce nouveau monde ? Sera-t-il ou ne sera-t-il pas ? »
‘La Robe rouge’ mise en scène par Ivan Romeuf n’est pas seulement un coup de poing à la monotonie et à la solitude, c’est une mise en garde. Cette femme qui parle seule est le dernier bastion de nos humanités. Elle veut y croire, même si c’est mêlé d’humour et d’un brin de cynisme, mais elle y croit. Demain peut encore être beau. Si Paul ne répond pas, d’autres s’éveilleront peut-être. Cette robe rouge qu’elle mettrait pour aller avec lui dans un théâtre hypothétique, elle veut :« La découper en petits morceaux pour servir de ruban à la boutonnière de tous les hommes de toutes les races qui leur donne l’air de protester contre toutes les guerres »
Une pièce de théâtre comme une rhapsodie
Fermons nos rideaux
Tout un jour encore
Je veux mon amour
Ainsi que Pétrarque auprès de la Laure
Te faire la cour
Mais j’entends quelqu’un frapper à la porte :
Quels coups de marteaux!
Laissons-la frapper
Le diable l’emporte
Fermons nos rideaux
Que peut apporter la critique d’une pièce de théâtre aux futurs spectateurs ?
Le ressenti propre au journaliste qui l’a vue ! Ce n’est pas suffisant car ‘La robe rouge’ a mille facettes. Chacun y puise son questionnement, sa réponse. Cette femme est une amoureuse. Ses mots sont sans appel. Elle souffre d’un manque d’amour car le silence tue. Ou bien, prise au piège d’un silence trop lourd, cette femme est-elle folle ? Y-a-t-il vraiment quelqu’un sur cette chaise ? Se joue-t-elle de lui comme elle se joue de nous ? Ses mots sont-ils seulement dictés par l’envie de nous soumettre à un jeu pervers en nous faisant partager ses blessures ? Au fait, entendons-nous vraiment ce qu’elle dit ? Quand le rideau tombe, que reste-t-il de ces phrases jetées à la face de l’univers ? Elle joue, elle chante, danse, rit, parle… Cette pièce est une rhapsodie à la femme, à la vie, à l’humanité prompte à faire surface en chacun de nous. A chacun de découvrir ‘sa’ vérité !
« J’ai pleuré sur tes pas »
Les accords de la chanson ‘J’ai pleuré sur tes pas’ résonne sur scène, mêlant passé et présent. Elle danse. Merveilleuse composition entre mise en scène, interprétation, lumière et musiques dans cette pièce qui nous invite à ne pas pleurer le futur de notre monde. Pour y parvenir, au moins deux personnes doivent être prêtes à s'ouvrir et à se ‘connecter’. Il faut donc observer l'autre personne pour prendre conscience de son unicité, mais aussi pour pouvoir partager l'état de son âme. Tout part de la sincérité, sans chercher à cacher nos défauts ou nos vulnérabilités, car c'est ce qui nous rend humains et nous rapproche. Prendre conscience de l’autre pour vivre en harmonie avec ‘tous’ les autres.
Une pièce qui réveille tant le silence est assourdissant.