- Auteur Victor Ducrest
- Temps de lecture 7 min
“Kintsugi”, Machine de Cirque – Une première mondiale à Vaison-la-Romaine
2 700 spectateurs ont acheté leurs billets pour le spectacle “Kintsugi”, Machine de Cirque. Statistiquement, c’est le spectacle de cirque qui a été le plus fréquenté dans l’histoire du festival Vaison-Danses, lors de cette première mondiale à Vaison-la-Romaine.
“Kintsugi”, Machine de Cirque – Vaison-Danses 2024 ©AA
Vu à Vaison Danses, le 17 juillet 2024 : "Kintsugi", Machine de Cirque - Durée : 75 minutes. Première mondiale à Vaison-la-Romaine.
Le troisième spectacle de Vaison-Danses a fait la part belle aux arts du cirque avec Kintsugi, la dernière pièce que Machine de Cirque prépare déjà depuis deux ans. C'est une grande fierté pour Pierre-François Heuclin, le directeur du festival, d'avoir pu accueillir les artistes canadiens dans la capitale voconce.
L'histoire du cirque à Vaison-Danses
En fait, Vaison-Danses a commencé dès ses débuts à mêler la danse de ballet avec la musique et le théâtre, et c'est en 2002 que le cirque proprement dit s'est introduit dans le programme du festival avec Cyrk 13 du Centre national des arts du cirque mis en piste par Philippe Decouflé, puis en 2011 avec Làng Tôi un spectacle fabuleux du Nouveau cirque du Vietnam, en 2013 avec Traces des 7 Doigts de la Main, en 2014 avec Beyond de Circa, en 2017 avec The Elephant In The Room par le cirque Leroux, en 2018 avec Speakeasy de The Rat Pack, en 2021, avec Smashed par Gandini Juggling, et avec Môbius par la compagnie XY. 2024 reprend la tradition de ce qu'on peut appeler les arts du corps avec l'invitation de Machine de Cirque.
Au théâtre antique de Vaison-la-Romaine, 2 700 spectateurs ont acheté leurs billets pour cette représentation. Statistiquement, c'est le spectacle de cirque qui a été le plus fréquenté dans l'histoire du festival Vaison-Danses. C'est dire assez que la danse et le cirque peuvent se conjuguer avec bonheur. Il faut dire que nous sommes très loin des écuyères, des clowns des fauves et des monstres humains du cirque d'antan.
"Kintsugi", Machine de Cirque
« Kintsugi », vous avez dit « Kintsugi » ? Signification
« Kin » en japonais veut dire « or » et « tsugi » signifie « jointures ». Le kintsugi est un art japonais qui consiste à réparer les porcelaines cassées avec de la poudre d'or, mettant en valeur leurs fissures et imperfections au lieu de les cacher. Cette pratique, qui sublime les imperfections, véhicule une philosophie de vie qui trouve la beauté dans l'imparfait, dont la résilience est un exemple. Cette approche à la fois esthétique et philosophique est au cœur du spectacle qui veut offrir un moment d'émotion et d'inspiration.
« Kintsugi » l’argument. Entre prosaïsme, poésie et philosophie
« Un temps viendra où malgré toutes les douleurs, nous serons légers, joyeux et véridiques »
D’un côté on a une histoire de gens ordinaires placés dans une situation complètement surréaliste. Ils sont huit, habillés comme vous et moi et attendent je ne sais quoi avec leurs valises, sous un abribus à roulettes, placé au fin fond de je ne sais quel endroit. En arrière plan une citation optimiste d’Albert Camus donne une première indication sur l’intention du chorégraphe pour nous orienter (ou nous déboussoler) : « un temps viendra où malgré toutes les douleurs, nous serons légers, joyeux et véridiques ».
Petite parenthèse inopinée : dans cette correspondance avec Maria Casarès, Camus ajoute quelque chose qui ravira les Provençaux : « N’est-ce pas, mon amour chéri, nous fuirons ces pays d’ombres, je retrouverai toute ma force et nous serons de beaux et bruns enfants de Midi. » Plus loin, c’est le poète libanais Khalil Gibran qui est invoqué pour définir la solitude « une tempête qui arrache toutes nos branches mortes ».
Les artistes convoquent également Jean-Paul Sartre pour retenir de lui cette phase de la Nausée : « on ne met pas son passé dans sa poche ; il faut avoir une maison pour l’y ranger ». La suite est ponctuée de repères qui marquent l’avancée du spectacle du genre « Prologue : le lointain ou « Chapitre 3 – La forme du brouillard ». On comprend progressivement par leurs accessoires et leurs attitudes que dans un monde d’isolement qu’ils ont décidé de fuir, le hasard d’un abribus les fait se rencontrer et malgré les souffrances de la vie, – les séparations, le deuil ou la maternité –, ils s’éclairent par des moments de bienveillance, de solidarité ou d’amitié.
Olivier Lépine, metteur en scène du spectacle "Kintsugi", raconte ...
Deuxième digression inopinée : au départ de cette idée, il y a une réalité concrète qui l’a inspirée. Olivier Lépine, le metteur en scène, raconte : « On est parti d'une photo d'un voyage que j'ai prise en Écosse sur l'île de Skye. J'ai vu au bout de l'île un abribus perdu au milieu de nulle part. Je me suis demandé en regardant ça : « à quelle heure l'autobus va passer ? » C'était un abribus où l'on peut attendre un peu infiniment ce moyen de transport qui n'arrivera jamais. Et là je me suis dit, cet espace-là est hyper théâtral et évocateur de quelque chose qui a une force qui est très belle ».
La réalisation : une alternance de prouesses et de scènes « ordinaires »
D’un autre côté, on a une suite de numéros de haute voltige comme le cirque traditionnel sait nous en montrer sur la grande scène du théâtre antique, dont l’espace est parfois divisé par les effets de lumière.
On en finirait pas de décrire les multiples techniques - main à main, portés acrobatiques, mât chinois, mât pendulaire, perche, trapèze, équilibre sur cannes, corde lisse, suspension capillaire, planche sautoir, accro danse – maîtrisées par ces artistes du cirque dont l’un des leurs explique : « nous, on est pas des danseurs, on est des artistes de cirque, et ce qui nous différencie, c’est qu’on a tous des capacités individuelles différentes. Ce que l’un fait, l’autre ne peut pas le faire et vice-versa. On apporte nos forces de manière complémentaire ».
Conclusion. Le brouillage des frontières sur le territoire des arts
Le cirque a inspiré de nombreux peintres, écrivains, et musiciens parmi lesquels Toulouse-Lautrec, Dufy, Picasso, Cocteau, Satie, Poulenc. Il peut-être à la fois populaire, le contraire de la représentation élitiste symbolisée par le ballet de Cour à l’époque de Louis XIV– et savant. Le mélange des deux ouvre un espace de liberté unique dont le cirque contemporain s'est emparé. Et bien lui en a pris, car le public, lui aussi, est devenu composite, appréciant qu'on lui parle du quotidien, qu’on suscite chez lui ces émotions primaires que l'on ressent en face d'artistes qui prennent des risques incroyables, aussi bien que d’une poésie délicate et recherchée.
Petit aparté toujours inopiné. Cela rend possible des dialogues inattendus et, à la fin du spectacle, il était savoureux d'entendre en bord de régie une toute petite fille s'adressant au grand metteur en scène bienveillant : « dites-moi, est-ce que les artistes ont participé à l'écriture de cette histoire ? » N.B. la réponse d'Olivier Lépine, le metteur en scène, a été naturellement : « oui ! ».