- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 14 min
Rencontre avec Brigitte Lefèvre, «L’art est humaniste par la force des choses. On est tous en quête de ce mieux-être ensemble.»
« On a du culot de dire à des gens de venir vous voir. La seule chose qui le justifie, c’est l’énorme travail que l’on a pour que l’on puisse donner la sensation au public qui viendra que c’est lui qui danse aussi, que c’est pour lui, que son imaginaire devient le nôtre et vice-versa. » Rencontre avec Brigitte Lefèvre, directrice artistique du Festival de Danse de Cannes, qui laisse sa place à Didier Deschamps pour la prochaine biennale.
Le Festival de Danse de Cannes, une biennale attendue du 27 novembre au 12 décembre 2021; rencontre avec Brigitte Lefèvre, directrice artistique du festival, directrice de la Danse de l’Opéra national de Paris pendant plus de 20 ans. Ancienne danseuse, elle a un "projet qui fait sourire tous mes camarades", elle voudrait re danser.
Cannes, ses plages paradisiaques, le soleil, la croisette, le Festival international du film, mais pas seulement… Du 27 novembre au 12 décembre 2021, le Festival de danse de Cannes chausse pointes et justaucorps sous l’œil aguerri mais attendri de Brigitte Lefèvre. La danse chevillée au corps, Brigitte Lefèvre est la directrice artistique du très renommé Festival de Danse de Cannes, une biennale qui non seulement verra se succéder les plus grands noms de la scène, mais fait aussi la part belle aux jeunes. Innovateur, à la portée de tous les publics, le Festival de Danse s’installe dans plusieurs lieux avec pour dénominateurs communs : la qualité et l’excellence. C’est ce qu’insuffle Brigitte Lefèvre au Festival depuis sa nomination, avec la passion qui l’habite et qu’elle transmet avec un bonheur évident. Elle parle d’humanisme, elle parle de continuité, de spectacle, de « tout ce qui permet de voir et de sortir de son quotidien. » Elle a le désir que le public danse aussi. Elle parle de partage et de transmission. Artiste, femme de cœur, brillante et pétillante, Brigitte Lefèvre empoigne l’art pour en colorer notre univers.
Festival de Danse de Cannes, du 27 novembre au 12 décembre 2021
Rencontre avec Brigitte Lefèvre, directrice artistique
« Le dynamisme de la danse est tout à fait approprié à pouvoir renouer avec le spectacle. »
Danielle Dufour-Verna/Projecteur TV –Bonjour Brigitte Lefèvre. Quelques mots pour vous présenter à nos lecteurs ?
Brigitte Lefèvre – Je suis un ancien ‘petit rat’ de l’opéra, il y a très longtemps. J’ai ensuite fondé ma propre compagnie avec mon ami Jacques Garnier en 1972. Puis le Ministre de la Culture m’a contactée et je suis devenue d’abord administratrice générale de l’Opéra Garnier, puis directrice de la Danse de l’Opéra national de Paris pendant plus de 20 ans, ce dont je suis assez contente d’ailleurs. Puis, récemment, Cannes m’a demandé de devenir directrice artistique du Festival de Danse et je le fais avec bonheur.
DDV –Vous avez pris vos fonctions en 2015 …
« La personne qui va me succéder a de très grandes qualités. »
Brigitte Lefèvre – J’ai enchainé. Quand j’ai quitté l’opéra, j’étais venue d’abord pour faire deux manifestations puisque c’est une biennale. J’en ai fait une troisième, puis une quatrième. Finalement j’ai décidé, parce que j’ai d’autres activités par ailleurs, en accord évidemment avec le maire David Lisnard qui est formidable et qui accompagne avec beaucoup d’enthousiasme cette manifestation, j’ai donc décidé d’arrêter. Je suis à la fois triste et en même temps heureuse parce que la personne qui va me succéder a de très grandes qualités.
DDV – Il est dans la même optique que la vôtre qui avez amené beaucoup de contemporain dans ce festival ?
Brigitte Lefèvre – On essaie toujours de faire de son mieux. Il y en avait déjà mais je dirais que j’ai amené une culture de la danse. C’est à dire que les spectateurs nous font le plaisir de venir, je n’imagine pas –et encore, certains le font- de pouvoir assister à toutes les manifestations. En même temps il faut courir parce qu’il y en a trois par jour. Mais il y a une visibilité de la danse dans ce qu’elle peut avoir de singulier et de divers qui est assez impressionnante. J’en remercie les artistes qui ont accepté de participer à ces biennales.
DDV – La fréquentation a beaucoup augmenté depuis 2015…
Brigitte Lefèvre – Oui, ça a augmenté et je suis extrêmement reconnaissante à des collègues, directeurs de théâtre, qui font un travail formidable que ce soit à Mougins, que ce soit à Nice, à Carros, à Antibes, et maintenant à Fréjus, que ce soit à Grasse. Ils se sont réunis, et ça nous donne de très grandes visibilités pour le public. En fait, je le fais pour le public. J’aime la danse qui m’apporte énormément dans ma vie et qui continuera à le faire et je sais bien que voir de la danse est quelque chose d’extraordinaire. Vous avez raison, le public vient de plus en plus nombreux et j’espère que ce sera encore le cas dans cette période qui a été bien évidemment comme vous le savez, troublée, mais ça reprend, ça reprend. Le dynamisme de la danse est tout-à-fait approprié à pouvoir renouer avec le spectacle.
DDV - Vous disiez qu’il y a énormément de villes qui se sont greffées. Vous avez douze lieux il me semble ?
Brigitte Lefèvre – On a plusieurs lieux. C’est maintenant qu’il faut se rassembler. Il faut que les individus se rassemblent pour faire communauté, communauté artistique et communauté qui ne soit pas excluante.
DDV – C’est très humaniste ce que vous dites.
« L’art est humaniste par la force des choses. On est tous en quête de ce mieux-être ensemble. »
Brigitte Lefèvre – Vous savez, l’art est humaniste par la force des choses. On est tous en quête de ce mieux être ensemble. Ce qui est très important et qu’on va continuer inlassablement, c’est pouvoir aller à la rencontre d’un public qui n’est pas directement concerné par la danse, qui ne se sent pas éduqué initialement pour cela. On a des manifestations dans les collèges. Hier il y avait une grande manifestation au Théâtre de Chaillot et j’ai plusieurs chorégraphes qui sont venus me voir, qui m’ont remerciée parce qu’ils participent à cette biennale du festival de Danse de Cannes et cela m’a fait plaisir parce qu’ils m’ont dit qu’il y avait une ambiance formidable, ne serait-ce que les personnes qui accueillent au Palais des Festival. Je travaille étroitement avec elles. L’humanisme est dans l’écoute même des artistes, dans l’écoute même des professionnels, c’est très important d’être ainsi. Il y a beaucoup de manifestations. On renoue avec des colloques. On interroge ce qu’est la danse aujourd’hui. Ce n’est pas un vieux machin poussiéreux contrairement à ce qu’on entend bêtement dire. Ce sont des créateurs qui apportent leur vision. Il y a d’immenses personnalités qui participent à ce festival. J’ai demandé à Carolyn Carlson de travailler avec ces jeunes. Elle a accepté avec beaucoup d’enthousiasme. Il y a une très grande générosité entre les artistes, beaucoup plus qu’on pourrait le croire dans des séries télé.
DDV – Le Palais des Festivals est un écrin extraordinaire.
Brigitte Lefèvre – On a la Compagnie Martha Graham qui est la chorégraphe magnifique, sans elle ce qu’on appelle la danse moderne n’aurait pas existé. Ce que je trouve formidable, c’est aussi la transmission. Cette immense personnalité, sa technique continue, son aura continue, son message continue. Ils vont venir spécialement de New York et là, comme vous le dites très justement, avec l’écrin du Palais des Festivals, ce sera magnifique. Je pense que la modernité, c’est le contraste. Comme les femmes pionnières sont très présentes – elles ne sont pas toutes là, dieu merci il y en a d’autres, beaucoup et pas des moindres - j’ai voulu aussi permettre au Ballet de Bordeaux qui est une grande compagnie de pouvoir présenter un ballet dont l’origine romantique ‘La Sylphide’ qui montre l’image de la femme idéalisée, qui monte sur pointes. On est dans le monde du rêve. C’est amusant de voir le contraste que cela fait avec une chorégraphe comme Louise Lecavalier ou Martha Graham …
DDV – Vous parlez de transmission. La danse se conçoit difficilement de manière isolée. D’après vous, comment les danseurs ont-ils traversé ces périodes de confinement qui ont impacté, peut-être plus encore, les compagnies qui ont besoin de danser ensemble ?
« Le spectacle vivant est vraiment irremplaçable. »
Brigitte Lefèvre - Vous avez absolument raison et là il faut rendre hommage aux danseurs. Les réseaux sociaux on peut les critiquer, ils sont critiquables mais je pense, en revanche, qu’ils ont joué un rôle important. Il y a eu l’opportunité des réseaux sociaux. Les danseurs ont beaucoup travaillé par visio. Cette génération qui a l’habitude des réseaux sociaux, même si c’est critiquable dans les excès, autant là, ça leur a permis de dire qu’ils ont beaucoup travaillé. Je sais que quand je dansais, ça fait maintenant longtemps mais je m’en souviens très bien, j’aimais beaucoup travailler seule. J’aimais beaucoup interroger mon corps dans la difficulté, dans le dépassement, dans l’écoute. Certains l’ont fait mais vous avez raison c’est quand-même un art qui se partage. Autant maintenant, moi je serais réservée sur la panacée des réseaux sociaux, ce qu’on appelle le numérique, autant je pense que c’est important, c’est un moyen, c’est un outil, pas une finalité mais le spectacle vivant est vraiment irremplaçable. C’est un moment où on se retrouve ensemble. On respire différemment, ensemble. On sent la tension que ce soit de la scène ou de la salle. Il y a un médium qui se passe. C’est d’autant plus frappant dans un festival comme celui-ci qui a des lieux très différents, des lieux plus petits, des lieux plus grands. Le festival de Danse de Cannes est passionnant parce qu’il permet des choses qui, peut-être, ne sont pas possible ailleurs. C’est sa spécificité : la réunion, la rencontre, la possibilité de s’adresser à des publics. Je suis allée, en amont, au lancement du festival dans un collège avec beaucoup de jeunes pour échanger, on voit l’intérêt que ça apporte. Après, ce que je trouve très intéressant dans ce partage et dans cette émotion, c’est comment les relais se perpétuent. Comment une fois que ces jeunes, ou des moins jeunes d’ailleurs, comment ils savent qu’il y a une continuité et la continuité c’est le spectacle, tout ce qui permet de voir et de sortir de son quotidien.
DDV – Vous évoquez les réseaux sociaux. J’ai trouvé très moderne que vous vous serviez de Tiktok pour cette fameuse ‘Montée des marches’ que tout le monde peut faire, une belle idée. C’est la vôtre ?
« Ce n’est pas de la com, c’est du partage. »
Brigitte Lefèvre – Oui, bien sûr. Des idées comme cela c’est du brainstorming si vous voulez. On en a parlé, le maire était là, on a discuté. Didier Deschamps, qui est le futur directeur artistique du festival de Danse de Cannes, qui dirige pour l’instant le Théâtre National de la danse à Chaillot, lui, faisait la ‘Descente’ des marches de ce grand théâtre de Chaillot. La danse qui monte les marches… On parlait de cette réunion à laquelle je participais hier avec des artistes qui sont venus et une chorégraphe est venue me voir et qui m’a fait part de sa joie de cette montée des marches qu’elle a faite : « C’était formidable. On s’est amusé. En même temps, c’est un vrai travail chorégraphique. » C’est ludique pour le meilleur.
DDV- Je pense que vous attirez également un public jeune, habitué des réseaux sociaux, pas spécialement tourné vers la danse et qui, par ce biais-là, viendra aux spectacles.
Brigitte Lefèvre – Oui, vous avez raison. La com pour la com je n’apprécie pas. Mais tout ce qui permet d’ouvrir, je reviens à cette notion d’être ensemble. On a parfois l’impression qu’il faut que ce ne soit qu’un certain type d’œuvre, d’art, etc. qui intéresse les jeunes. Ce n’est pas tout à fait vrai. La beauté est différente pour chacun mais il y a quand-même un socle qui est partagé. Vous avez raison, ce n’est pas de la com, c’est du partage. Il ne faut ni de démagogie, ni de prosélytisme. Vu la conversation que nous avons je sais que vous comprenez ce que je veux dire. J’ai commencé la danse à sept ans et demi. J’ai découvert dans les arts classiques ou dans d’autres formes d’art, des choses que je n’ai pas aimées au départ. Et finalement, presque paradoxalement, c’est ce que j’ai le moins compris qui m’a le plus apporté quand je suis entrée dedans.
DDV –Peut-on dire que le monde de la danse est une grande famille, ou pas ?
Brigitte Lefèvre – Oui, ça l’est et en même temps, plus que jamais, et c’est d’ailleurs une question, composée d’individualités. C’est cela que je ressens actuellement dans l’évolution. Je viens d’un monde, la danse classique –bien que j’aime beaucoup le contemporain- où l’on partage l’esthétique, un patrimoine etc. Dans la danse classique, dans la danse moderne, comme toujours, les excès sont partout. C’est un travail sans cesse de sincérité par rapport à ce qu’on a envie de faire soi-même et ce qu’on a envie d’offrir. Quand j’ai commencé à faire mes premiers spectacles de chorégraphe, j’étais très émue, ça parait idiot. Je me rappelle, j’avais présenté cela à Paris dans ma compagnie ‘Le théâtre du silence’. Quand on a fait nos propres spectacles et que j’ai vu les spectateurs arriver, j’ai pensé qu’on a du culot de dire à des gens de venir vous voir. La seule chose qui le justifie, c’est l’énorme travail que l’on a pour que l’on puisse donner la sensation au public qui viendra que c’est lui qui danse aussi, que c’est pour lui, que son imaginaire devient le nôtre et vice-versa. Et je trouve cela extrêmement important. C’est un peu lyrique de vous dire cela mais vu la conversation que nous avons, je me permets de le faire.
DDV –Vers quoi vous tournez-vous après votre départ du Festival ?
« J’ai un projet qui fait sourire tous mes camarades, c’est que je voudrais re danser. »
Brigitte Lefèvre – J’ai décidé de laisser mes fonctions de directrice artistique du Festival de Danse de Cannes lorsque j’étais en confinement en Bretagne. J’étais venue pour deux manifestations (rires). J’aime beaucoup la ville de Cannes même si je suis bretonne, j’aime bien le maire de Cannes. J’aime beaucoup les équipes du Festival. Ce sont des femmes pour qui j’ai un immense respect. On a vraiment très bien travaillé ensemble même si dans des conditions difficiles et je ne parle pas simplement du Covid. Je ne vous cache pas que je pars avec un petit pincement au cœur, mais je suis très contente que ce soit Didier Deschamps qui prenne la suite. C’est quelqu’un pour qui j’ai énormément de respect. Je sais qu’il continuera un peu dans la ligne que j’ai initiée et qu’il apportera sa propre personnalité. C’est parfait. Pour répondre à votre question, je suis présidente de plusieurs associations importantes dont l’orchestre de chambre de Paris. On m’a proposé quelque chose en dehors de Paris, la Scène Nationale La Comédie à Clermont Ferrand dont je suis présidente. Avec la Mairie et les partenaires, un nouveau théâtre magnifique vient d’être construit. J’ai un éditeur qui m’a demandé d’écrire un livre, ça je suis beaucoup plus embarrassée. Et j’ai un projet qui fait sourire tous mes camarades, c’est que je voudrais re danser. (elle rit).
DDV – Pourquoi est-ce que cela fait-il sourire ? Marie-Claude Pietragalla, elle, danse merveilleusement.
Brigitte Lefèvre –Mais Pietra, c’est un petit perdreau de l’année à côté de moi. Ça m’amuse parce que je ne sais plus avec qui on en a parlé l’autre jour, on peut avoir des projets culturels.
DDV –Une dernière question : quelle est votre conception du bonheur ?
« C’est l’enfance. »
Brigitte Lefèvre – Oh ! Que c’est joli ! J’allais dire, c’est les autres, mais ce n’est pas vrai. Parfois les autres m’énervent (elle rit). Non, c’est l’enfance. Je suis grand-mère et je suis tellement touchée par l’enfance, par ce socle qui se construit, ça me donne du bonheur. Mais il y a tellement de choses. Le bonheur, c’est aussi l’inquiétude parce que, puisqu’on parle de l’enfance, quand on entend tout ce qu’on entend et on revient au mauvais sens des réseaux sociaux, je dis, cette beauté, cette construction du monde de l’enfance qui d’un seul coup peut être entaché à cause de gens qui veulent faire du profit.