- Auteur Jean Antoine Santiago
- Temps de lecture 8 min
Trésors et pépites cachés dans nos villages : la Pietà de Pourrières, ou la volonté du peuple
Une remarquable Pietà trône discrètement au sein de l’Église Saint-Trophime, dans le village de Pourrières (Var), timide, pieuse, oubliée pendant des années et remise en lumière par une démarche de valorisation du patrimoine local. Œuvre attribuée au mystérieux “Maître du fils Prodigue”, la restauration de ce triptyque peint sur bois est le résultat d’une mobilisation citoyenne hors du commun.
La Pietà de Pourrières trône dans l’Église Saint-Trophime. Elle est le fruit d'une fabuleuse démarche humaine de valorisation du patrimoine local.
Comment un objet peut-il devenir patrimoine si nos institutions publiques l’ignorent ? Comment un objet pourra-t-il être transmis aux générations futures si ces mêmes institutions ne s’en saisissent pas ? Une œuvre, peut-être majeure, peut très facilement disparaître à jamais. Mais, heureusement, dans chacun de nos villages, de nos quartiers, des citoyens sont capables de s’organiser et de déployer des efforts extraordinaires pour alerter les autorités sur l’urgence de sauver des objets rares, fragiles et précieux. Le plus souvent, ces collectifs pugnaces sont les découvreurs de ces trésors en péril.
Se laisser happer par une peinture
Pourrières est un petit village charmant, entouré de vignes, perché, depuis des siècles, sur le même rocher varois. Comme dans beaucoup de nos villages, il y a, dans Pourrières, une vieille église romane. Ici, elle a été placée sous le patronage de Saint-Trophime. Ces endroits m’ont toujours fasciné. Tant de gens y partagent leurs plus grandes joies et leurs plus grandes peines, depuis un millénaire.
Un soir d’hiver, alors que la nuit tombe assez tôt, je déambulais dans Pourrières. La porte de l’église était ouverte. J’ai été attiré comme un papillon par la lumière chaude et dorée des lampions et des cierges. Je n’avais jamais visité Saint-Trophime de Pourrières. En entrant, mon regard a été happé par un tableau, éclairé avec précaution, à la façon d’une œuvre dans un musée. Je m’en suis approché, j’aurais pu rester des heures devant cette « Pietà ». Elle a été peinte pour tenir le public en contemplation… Et, cinq siècles après, ça marche encore.
Il s’agit d’un triptyque peint sur bois, l’ensemble mesurant 90 cm x 120 cm. La partie centrale est une « Pietà » : Jésus est mort, sa peau est pâle, ses lèvres sont cyanosées par un léger glacis bleuté. La Vierge Marie le tient dans ses bras. L’apôtre Jean l’accompagne et soutient également le corps du supplicié. Marie-Madeleine et Nicodème sont représentés sur les panneaux de droite et de gauche. Le moment est plein d’une grande intensité. Mais aucune tension dramatique ne vient troubler la dignité des personnages, aucune torsion de douleurs. Au contraire, l’instant est plein de tendresse et de délicatesse. La tête du Christ semble se poser une dernière fois sur l’épaule de Marie. Celle-ci tend sa joue vers son front, comme dans un dernier geste d’amour maternel avant une séparation définitive. À gauche, Nicodème assiste à la scène. Son attitude est pleine de noblesse. À droite, Marie-Madeleine regarde le spectateur.
À l’arrière-plan, la vie suit son cours normal. Le public quitte le Golgotha, peint sur la partie droite de la composition, au-dessus de Marie-Madeleine, et se dirige doucement vers une cité fortifiée, au-dessus de Nicodème. On peut voir des cavaliers, le soldat qui a percé de sa lance le flanc de Jésus, deux autres en grande discussion dont l’un porte l’échelle qui a permis de descendre le corps, sans vie, de la croix.
Par le regard de Marie-Madeleine, j’entrais moi aussi dans le tableau, laissant derrière moi l’agitation du quotidien, à la manière des personnages du premier plan du triptyque. J’étais, là, dans l’intimité des proches de Jésus.
La Pietà de Pourrières, une œuvre majeure dans l’histoire de la peinture du XVIe siècle
Une œuvre d’une telle force, ne peut qu’être le travail d’un grand-maître. Une documentation synthétique expliquait qu’il s’agissait d’une réalisation attribuée au « Maître du fils Prodigue », probablement peinte au XVIe siècle et restaurée en 2014. Mais qui est ce Maître ? Il s’agit de l’artiste inconnu, à l’origine du tableau intitulé « Le fils prodigue en galante compagnie » (Kunsthistorisches museum de Vienne). Depuis le début du XXe siècle, un corpus d’œuvres, de plus en plus riche, lui est attribué. Cette liste est le fruit du travail de plusieurs chercheurs européens depuis un siècle. On sait aujourd’hui que cet artiste a dirigé un atelier important et très productif, à Anvers, entre 1530 et les années 1560. Sa production a largement été diffusée et exportée dans toute l’Europe du XVIe siècle. La Pietà de Pourrières s’ajoute à cet inventaire. Selon les expertises conduites avant sa restauration de 2014, le Maître aurait réalisé, lui-même, les cinq personnages principaux, l’arrière-plan ayant été confié à un élève.
Il existe au moins deux répliques de la Pietà de Pourrières, l’une est au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne, et l’autre dans la collection Revilla, à Madrid. Des variantes ont également été répertoriées dans de nombreux musées européens.
Selon Patrick Varrot, historien de l’Art, Antoine II de Glandevès, comte de Pourrières, pourrait avoir commandé le triptyque, pour orner sa chapelle seigneuriale communiquant avec l’église Saint-Trophime, entre 1550 et 1569. Il aurait, ensuite, été offert à l’église. La Pietà a recueilli les prières des Pourriérois pendant quelques siècles, jusqu’à finir au fond de la sacristie, encrassée par le temps, illisible, indéchiffrable, muette et oubliée de tous.
La mobilisation citoyenne autour de la Pietà
Derrière la restauration, il y a bien entendu, la volonté d’une équipe municipale et d’un maire, Sébastien Bourlin, qui vont décider, en 2012, de redonner sa splendeur au triptyque. Il y a les Services de la DRAC PACA, les Services des Archives départementales du Var, des Bouches-du-Rhône, les Archives de l’Archidiocèse de Marseille et tant d’autres.
Mais rien n’aurait démarré sans la volonté et la détermination d’un groupe de citoyens, convaincus depuis les années 1980, que leur Pietà est exceptionnelle.
Jean de Gaspary, est le premier, à la fin des années 1980, a en remarquer l’intérêt. Il est un artiste-peintre et architecte parisien, tombé sous le charme de Pourrières en 1965. Tout a commencé par un coup de foudre pour une ruine, le couvent des Minimes, édifice du XVIe siècle, qu’il acquiert en 1966. Il consacrera 30 années de sa vie à le restaurer, seul, la plupart du temps, sans aucune aide publique. Le lieu accueille aujourd’hui des concerts de musique classique et des expositions.
Cette programmation ambitieuse est orchestrée par l’association « l’Opéra du village », dont le but est d’offrir à la population pourriéroise des concerts de qualité. L’Opéra du village a produit également une quinzaine d’opéras-comiques, pendant 12 ans. 60 bénévoles ont conçu les décors et confectionné les costumes avec une grande exigence professionnelle.
Cette collaboration permet à Jean de Gaspary de rencontrer la Présidente de « l’Opéra du village », Suzy Charrue-Delenne, une dame retraitée de l’éducation nationale. Elle a été professeur de français, d’anglais et Proviseur. Elle a vécu à Madagascar, en Nouvelle Calédonie. Elle a enseigné à Toulon, en Isère, à Marseille (collèges Henri Barnier, et Jean Giono). Une grande curiosité, l’envie de transmettre et d’élever les individus l’animent toujours. Ajoutez à cela une volonté ferme et vous comprendrez pourquoi la Pietà a retrouvé la lumière.
Dès 2012, Jean de Gaspary et Suzy Charrue-Delenne avec l’aide de l’association « L’Opéra du village » et ses bénévoles, vont bousculer les institutions publiques jusqu’à ce qu’un programme d’étude et de restauration soit acté.
Alain Paire, historien, leur apporte son soutien. Ils obtiendront alors l’avis de Cécile Scaillérez, Conservateur en chef du département des peintures du musée du Louvre, chargée des écoles des Flandres, de Hollande des XVe et XVIe siècles, des œuvres françaises du XVIe siècle. Elle confirmera l'attribution du triptyque au Maître du Fils Prodigue. La correspondance avec la Pietà de Cologne ne fait aucun doute.
Patrick Varrot, dans son étude, explique qu’il y a souvent, dans les tableaux représentant la descente de la croix, une confusion entre Nicodème et Joseph d’Arimathie. Pour lui, il est clair que la Pietà de Pourrières met en scène Nicodème. L’étymologie du nom pourrait être l’addition de deux mots grecs, Nikê et Dêmos. Je ne résiste pas à l’envie d’associer la Pietà de Pourrières à la « Victoire du peuple ».
La restauration a révélé un détail qui a pu émouvoir de nombreux observateurs. Une larme discrète coule sur la joue de Marie. Pour ma part, je ferai une lecture lyrique de cette découverte. Je veux bien croire que cette larme est celle d’une œuvre qui retrouve enfin son public.
Crédits photographies : P. Glotain et G. Roucaute