Publié le 19/06/2021

Les Brea : un moment de grâce en pays niçois

Quand les fragilités humaines se mettent à parler de la grandeur des Hommes, c’est tout un rapport à la peinture et à l’art sacré qui se réinvente.  Sur le territoire des Alpes-Maritimes et de l’arrière-pays niçois, berceau de la peinture primitive niçoise du XVème siècle instaurée par les Bréa, les œuvres résonnent encore cette humanité dont nous avons tant besoin aujourd’hui.

vierge a l enfant Louis Brea 1501 Arcs-sur-Argens peintre primitif niçois

Passé, présent, avenir ... l'Histoire de l'art au XVème siècle, de François à Louis Brea. Faudrait-il aujourd'hui s'inspirer de la Renaissance ? Une nouvelle façon de penser l’Homme ?

Nous y sommes, les masques sont tombés !

Une impression de joie généralisée est fortement perceptible.

Toute notre humanité s’affiche à nouveau. Les rires à pleines dents, les sourires complices, l’émerveillement et tant d’autres expressions qui sont l’essence du lien social. Nos FFP2, couleur ciel, ont surtout dissimulé notre profonde nature empathique.

Déjà, le 19 mai, sur de nombreuses cartes des terrasses de café, on pouvait lire : « le jour de boire est arrivé ». J’ai trouvé le jeu de mots plein d’humour. Mais, après réflexion, il était certainement plus profond. Il disait notre soif d’humanité.

Quand les fragilités humaines révèlent la grandeur des Hommes

Cette ivresse d’humanité soudaine m’a renvoyé à la Renaissance, ce moment de l’Histoire où l’individualité et la singularité se sont invitées dans la société. Dans les arts, les figures religieuses quittaient leurs poses hiératiques médiévales, leurs regards ne se fixeraient plus sur un au-delà de notre condition. Elles laissaient paraître leurs émotions, semblables aux nôtres. Elles se montraient avec nos faiblesses, nos craintes, nos doutes, nos peines et nos joies. La Vierge Marie, elle-même, pouvait pleurer son fils mort sur la croix, voire défaillir, soutenue par d’autres Saints en pleurs, eux aussi. Alors, si les Saints étaient si proches de nous, peut-être n’étions-nous pas si loin de Dieu.

Les artistes ont été les magiciens qui ont fait basculer l’Occident médiéval dans une ère nouvelle. Bien entendu, les plus célèbres sont nés en Italie. Toutefois, entre 1430 et 1550, les Alpes-Maritimes ont été le terreau fertile d’une profusion de talents regroupés sous le vocable de « primitifs niçois ». Les primitifs ? Non, rien à voir avec la famille Pierrafeu. Le terme désigne les peintres qui annoncent la Renaissance, dans leur approche artistique.

François, Antoine et Louis Bréa

L’atelier le plus emblématique fut certainement celui des Brea. Il était situé à Nice, dans la rue Barillerie. Ils étaient une famille de peintres : deux frères, Louis (1450 – 1523) et Antoine (décédé en 1527), et le fils de ce dernier, François (1495 - 1562). Leur œuvre rayonna de Marseille à Gênes, de 1475 à 1555. Louis est le plus renommé des trois. Une quarantaine de retables lui sont attribués, entre 1475 et 1516, de Toulon à Gênes. En 1490, à la demande du Cardinal Giulliano della Rovere, il collabora avec Vincenzo Foppa à la confection du polyptyque de la Cathédrale de Savone. Il faut peut-être rappeler que Giulliano della Rovere deviendra Pape, en 1503, sous le nom de Jules II. Il sera l’artisan de la Rome de la Renaissance, celui qui révélera Raphaël et Michel-Ange, entre autres. C’est dire combien le talent de Louis Brea était reconnu de son vivant.

nativite - François Brea 1541 - Chapelle Sainte-Roseline - Les Arcs-sur-Argens
Nativité - François Brea 1541 - Chapelle Sainte-Roseline - Les Arcs-sur-Argens

L’œuvre des Brea, accoucher l’Homme nouveau

Pour comprendre en quoi les Brea ont été une chance pour le territoire niçois, il faut préciser le contexte culturel de leur époque.

Jusque-là, les sujets en art étaient essentiellement religieux. Le seul accès aux œuvres d’art se faisait dans l’église paroissiale. Autant dire que celui qui n’allait pas à la messe n’avait aucun accès aux œuvres de l’esprit (jeu de mots malgré moi, tant la culture et le spirituel étaient liés). Encore fallait-il avoir la chance que l’église paroissiale dispose d’œuvres de qualité.

Par ailleurs, depuis le Moyen-Âge, les peintures, sculptures et vitraux avaient une vocation pédagogique et catéchétique. C’est donc à travers l’art sacré que la Renaissance propageait une nouvelle façon de penser l’Homme. Les Alpes-Maritimes ont eu leur part d’avant-garde grâce à l’œuvre des Brea. L’arrière-pays niçois s’éduquait, sans s’en rendre compte, à l’humanisme le plus moderne et le plus fin.

Aujourd’hui, un portrait dans un paysage est une grande banalité. N’importe quel selfie devant une vache, ou un monument n’émeut plus personne. Mais au sortir du Moyen-Âge, les fonds plats et dorés disparaissaient tout juste, après quelques siècles de présence systématique dans la peinture religieuse. Une révolution balayait l’ancien monde. Les scènes religieuses se jouaient désormais dans un paysage, avec une innovation renversante : la perspective. L’illusion, combinée avec les expressions réalistes des visages, a dû avoir le même effet que l’apparition du cinéma. L’émotion devait être forte. Pour la première fois, les hommes et les femmes de la Renaissance découvraient une sainteté à taille humaine, en trois dimensions. Ces trois dimensions qui font le quotidien de chacun, largeur, longueur et profondeur. Ces trois dimensions qui nous situent dans nos projections mentales (« c’est trop grand », « c’est trop loin », « j’y suis presque », « c’est jouable »...)

Le retable de La Crucifixion de Cimiez, l’humanité en perspective

Pour illustrer mon propos, je citerais le retable de La Crucifixion, exposé depuis 2019, au musée Masséna de Nice. Il est daté de 1512 et signé « Ludovico Brea ». En 2015, il a été décroché, dans un état critique, de l’église du monastère franciscain de Cimiez. Avant son arrivée à Cimiez, il ornait l’église du couvent des Franciscains de Nice qui se dressait sur la place St François. Les techniciens du CICRP (Centre Interdisciplinaire de Conservation et de Restauration du Patrimoine) de Marseille ont passé quatre ans à l’étudier et à le restaurer. Neuf personnes ont été mobilisées : un doreur, six restaurateurs de couche picturale et deux restaurateurs spécialistes des supports-bois (le retable est un ensemble de panneaux de bois peints). Au total, sa remise en état s’est élevée à 150 000 €.

La Crucifixion du Christ de Louis Brea, ce que raconte l'oeuvre

Aujourd’hui, La Crucifixion de Louis Brea est visible dans toute sa splendeur. Elle met en scène neuf personnages, témoins de la mort du Christ. Marie-Madeleine s’accroche fermement à la croix. Ses yeux pleins de larmes, restent fixés sur Jésus. À gauche de la Croix, la Vierge-Marie vient de perdre connaissance. La position de sa tête, ses bras pendants, les plis du drapés de ses vêtements, tout contribue à donner la sensation d’un corps lourd qui s’écroule. Elle est soutenue par l’Apôtre Jean et une sainte-femme. Leurs yeux sont aussi baignés de larmes. Louis Brea a mis de la tendresse et de la compassion dans l’inclinaison de la tête de la femme et dans sa main que l’on devine sous le bras gauche de Marie. Jean, le buste penché en avant et son genou légèrement plié, soutient et accompagne, avec une grande délicatesse le corps défaillant de Marie.

Sur la Croix, Jésus est mort. Son visage semble endormi, la bouche entrouverte laisse penser que le dernier souffle vient d’être expulsé. Les sourcils froncés disent la souffrance qui vient d’être vécue.

La Crucifixion Louis Brea 1512 - Musee Massena retable peinture primitive nice
La Crucifixion - Louis Brea 1512 - Musée Masséna © M.Graniou, Cercle Brea

Derrière Marie, Saint-François d’Assise, fondateur de l’ordre des Franciscains, lève les mains et montre les stigmates du Christ. Il ne pleure pas, mais son visage est habité par la contemplation et l’interrogation. À droite de la Croix, Saint-Jérôme a un genou à terre. Sa chemise est ouverte et laisse apparaître, sur sa poitrine, une tache de sang, conséquence de la mortification qu’il vient de s’infliger avec le galet que tient sa main droite. Deux hommes d’un rang social élevé (l’un d’eux porte une épée), debout, occupent le quart droit, du panneau. Ils se tiennent à une certaine distance de la Croix, l’air dubitatifs. Louis Brea expose la diversité des réactions émotionnelles face à la mort. Elles sont tellement humaines. Mais aucun tourment, aucun excès, tout est dans une juste retenue.

Les plis des drapés, la richesse des couleurs, la circulation de la lumière, les fondus subtils… tout concourt à rendre la peinture d’un réalisme saisissant. Le paysage, à l’arrière-plan, accentue cette impression en ouvrant le tableau sur un décor rocailleux et un immense ciel bleu. Le premier plan est dans des tons bruns. Les rochers s’éclaircissent de plus en plus, dans la succession des plans suivants. Au loin, une montagne, dont la couleur bleutée suggère l’éloignement, donne une grande profondeur à la composition.

Pour les fidèles, ce genre de peinture était une première. Ni eux, ni personne avant eux, n’avaient rien vu de pareil. Ils avaient le sentiment d’être également au pied de la croix, avec les premiers témoins. Et ces témoins étaient comme eux, humains !

Un engouement nouveau pour les Brea

Depuis 2015, les Brea connaissent un réel succès auprès du public.

Parallèlement à La Crucifixion de Cimiez, d’autres projets de restauration sont en cours d’étude, comme le polyptyque de la Collégiale de Six-Fours, le retable du rosaire d’Antibes, le polyptyque de l’église des Arcs-sur-Argens ou le retable de Saint-Jacques de l’église de Bar-sur-Loup.

En 2018, par deux fois, la Fondation pour la sauvegarde du patrimoine français a mobilisé des étudiants du campus mentonnais de Sciences-Po, dans le cadre de son dispositif « le plus grand musée de France ». Cette initiative a pour objectif la conservation et la transmission du patrimoine religieux français. Les étudiants ont été chargés de trouver des mécènes pour sauver le panneau de La Vierge de miséricorde de la chapelle des Pénitents noirs de Nice de Louis Brea et le triptyque de Saint-Jean Baptiste de l’église de Saint-Benoît de Boson, attribué à Antoine Brea.

Les deux opérations ont reçu de nombreux dons de particuliers ainsi que le soutien de la caisse d’Épargne Côte-d’Azur et de la Fondation d’Entreprise Michelin.

Des associations agissant pour le patrimoine local, sont sûrement à l’origine d’un tel engouement. Si un Brea apparaît dans une église, il est certain qu’une association de passionnés s’érigera en gardien-sauveteur, avec une détermination sans faille.

« Les Routes du sacré – à la découverte du patrimoine religieux des Alpes-Maritimes »

C’est le cas du « Cercle Brea » qui, depuis le 16 septembre 2000, avec une grande rigueur scientifique, organise des conférences et colloques, des visites dans le département des Alpes-Maritimes, mais aussi en Europe, publie des ouvrages et intervient auprès des scolaires pour promouvoir le patrimoine et l’art sacré du département. Sur leur site internet, cerclebrea.com, vous pouvez, d’ailleurs, télécharger leur brochure « Les Routes du sacré – à la découverte du patrimoine religieux des Alpes-Maritimes ». C’est tout un programme de sorties pour cet été, dans l’arrière-pays niçois, à la rencontre des Brea et d’autres primitifs.

En effet, la majorité des Brea se trouvent encore dans les églises pour lesquelles ils ont été conçus, voilà plus de 500 ans.

Pour sûr, chacun de ces villages aura une bonne terrasse et un bon restaurant, ouverts et contents de vous accueillir. Vous pourrez, alors, contempler notre humanité devant une bonne assiette, un bon dessert ou, pour les ascètes, un simple café aux volutes célestes (un café, sur une terrasse ne fume pas de la même manière qu’à la maison).

Photo à la Une © Vierge à l'enfant - Louis Brea, 1501 église St Jean-Baptiste, Les Arcs-sur-Argens

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