- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 15 min
Guédiguian, le cinéaste de l’Estaque qui étreint le monde
Robert Guédiguian, un réalisateur de cinéma dont la caméra reflète l’humain, son fil conducteur. Après ses multiples films, de véritables chefs d’oeuvres qui parlent du peuple, le cinéaste marseillais est sur le point de reprendre un tournage au Sénégal, interrompu par cette pandémie qui a bouleversé le monde. Rencontre avec ce passeur de rêve et ce remueur d’idées à travers le grand écran.
Robert Guédiguian, est un réalisateur de cinéma né à Marseille, qui étreint le monde par ses films humanistes.
Il y a les films : La Villa (2017), Marius et Jeannette (1997), Gloria Mundi (2019), Les neiges du Kilimandjaro (2011), La Ville est tranquille (2000), L’armée du crime (2009), Une Histoire de fou (2015), À la place du cœur (1998), Le Promeneur du Champ de Mars (2005), tant et tant d’autres, plus sublimes les uns que les autres. Il y a le cinéaste, soucieux du détail, amoureux de la lumière -surtout celle de ‘sa’ Méditerranée- prolifique, pluriel, celui dont l’œil derrière la caméra caresse ses acteurs avec tendresse, celui qui les transforme, celui qui fait vibrer de la même façon, aussi bien un coin de garrigue qu’un zinc de bar, une barque accrochée au soleil d’une calanque ou une cage d’escalier lugubre, celui qui éclaire et qui questionne, un train passant sur un pont, vers où, vers quoi ? Celui qui fait des chefs-d’œuvre en parlant du peuple. Et puis il y a l’homme, l’homme d’une équipe, d’une bande, fidèle, cultivé, engagé, passionné, humaniste et tendre. Mais chez Robert Guédiguian, impossible de départager le cinéaste de l’homme, l’homme de l’époux de l’immense et magnifique actrice Ariane Ascaride, et l’homme des films. Ils semblent s’être formés en même temps, se nourrissant, s’enrichissant de l’un et des autres. C’est cela Robert Guédiguian. Et c’est sans doute grâce à cela que ses films traversent l’écran, s’emparent des spectateurs, sortent des salles obscures, habitent les esprits et les cœurs… pour le meilleur.
Robert Guédiguian a retenu la leçon de son maître d’école, Albin Meylan, dans ce quartier de l’Estaque où ses copains s’appelaient Juan, Rodrigo ou Ahmed. Si, à la façon des grands, son cinéma fait rêver, il fait aussi réfléchir, pour ne jamais cesser de croire en l’humanité et ne jamais cesser de se battre pour la fraternité, pour la paix et pour « des lendemains qui chantent ».
Rencontre avec Robert Guédiguian
« On m’a souvent traité de ‘sale boche’ »
Un réalisateur qui place l'humain sous les projecteurs de cinéma
Danielle Dufour-Verna – Projecteur TV : Parlez-moi de vous, de l’enfant que vous étiez. Que vous a apporté cette enfance dans un Marseille bigarré. Quant à votre appartenance à une double nationalité, arménienne et allemande, étiez-vous conscient de la richesse de cette filiation à l’époque, ou le viviez-vous comme un problème ?
Robert Guédiguian : Je pense que j’ai été élevé, bien sûr, dans quelque chose de ce type-là. J’ai un souvenir très fort d’un reportage sur la guerre au Biafra. Je devais avoir aux alentours de dix ans. Ce jour-là, en voyant ce reportage, mes parents ont fait immédiatement des démarches pour adopter un enfant. Et, c’est l’absurdité de ces situations-là, on ne leur a pas permis d’adopter parce que mon père travaillait à la réparation navale, ma mère était femme de ménage au black comme on dit aujourd’hui et les moyens n’étaient pas suffisants pour adopter. Ce qui est une absurdité totale. Evidemment, je pense que le gamin aurait été très heureux et ma sœur et moi, on aurait été contents d’avoir un petit frère noir. J’ai été élevé dans cette ambiance-là. Ma mère, qui vit toujours, est d’une générosité absolue encore aujourd’hui. C’est viscéral.
« Je parle et je fais des films dans la langue de l’Estaque »
Danielle Dufour-Verna – Projecteur TV : Quel lien vous lie à l’Alhambra et quel rapport entretenez-vous avec ce cinéma et avec ce quartier de l’Estaque ?
Robert Guédiguian : Comme je le dis parfois, le quartier de l’Estaque, c’est mon langage en fait. Je ne peux pas l’exprimer autrement, c’est ma formation, c’est à travers l’Estaque que j’ai vu le monde, que je l’ai découvert en fait, aussi vaste soit-il. C’est une sorte de fondement, de socle. Je n’ai jamais trouvé d’expression meilleure que dire ‘c’est mon langage’. Je parle et je fais des films dans la langue de l’Estaque. Et la langue porte toutes les traditions, etc. Le cinéma l’Alhambra, c’est là où j’ai vu mes premiers films. Mon rapport à ce cinéma est fort. À ce moment-là il y avait des cinémas de seconde exclusivité. Tous les films qui passaient au centre-ville passaient deux à trois semaines plus tard dans les cinémas de quartier. C’était vrai à Paris, à Lyon, partout en France. C’était cette époque où les sorties se faisaient en deux temps : les cœurs de ville d’abord, les banlieues après. Du coup j’ai vu des films marquants. Le premier souvenir qui me vient à l’esprit c’est ‘2001 Odyssée de l’espace’ par exemple, donc à l’Alhambra on voyait du Kubrick, des films français de Sautet etc., des films de qualité. J’ai vu Ben Hur. On voyait de grands films, du commerce certes, mais ils ont été mes premières émotions de cinéma. Quand cela s’est terminé, ils ont essayé de survivre en mettant des films de plus en plus mauvais. C’est vrai que les dernières années, les cinémas de quartiers ne passaient que de très mauvais films de karaté, voire des films érotiques etc.
Danielle Dufour-Verna – Projecteur TV : Le cinéma l’Alhambra a programmé "À la vie à la mort" samedi 29 août, réalisé en 1994, en séance de clôture du cycle qui vous est consacré. 40 ans après la réalisation de votre film ‘Le Dernier été’ tourné en 1980, qu’en est-il de l’Estaque où la paupérisation comme dans de nombreux quartiers est évidente?
Robert Guédiguian : Je disais dans une petite préface « Marseille incarne la problématique de l’Occident, la misère y est grande, et les solidarités disparaissent. Dans un petit cabaret, quelques personnages vont tenter de conserver cette générosité, cette solidarité entre eux jusqu’au sacrifice de l’un deux. » C’étaient quelques lignes d’introduction au scénario. C’était cela l’intention et c’est ce qu’il se passait à ce moment-là de manière extrêmement forte et j’ai presque l’impression que c’est au fond un peu moins vrai aujourd’hui.
Et cette paupérisation des quartiers ?
Robert Guédiguian : Ça aussi c’est vrai ; cela ne s’est pas arrangé du tout. Ça a même conduit à la recherche par les habitants de ces quartiers à des solutions autres, hors la société : des trafics dont le trafic de drogue évidemment
Le vote RN, le vote extrême…
Robert Guédiguian : Oui ou pas de vote du tout même, l’abstention complète. Même le Front National perd là. Ce sont des solutions internes qui passent par de la délinquance : « Puisque la société ne s’occupe plus de nous, il est inéluctable que nous essayions de nous occuper de nous entre nous ». Il y a aussi l’entraide. Délinquance, entraide, on tombe vite dans des choses qui nous rappellent l’Italie, la mafia. Ce sont comme on dit des ‘ghettos’ des gens exclus, qui sont dans leur monde à eux.
Ce n’est quand même pas le Gomorra de Roberto Saviano…
Robert Guédiguian : Non…. Mais presque. L’Italie est un pays pauvre, surtout le sud. On n’en est pas tout-à-fait là, mais…. Il faut faire quelque chose
« La chose qui pour moi est essentielle, c’est l’école, car c’est là où se font les choses. »
Danielle Dufour-Verna – Projecteur TV : Depuis qu’un nouveau printemps refleurit sur Marseille, comment va votre cœur ?
Robert Guédiguian : Il faut relier dans tous les sens du terme : les transports bien entendu, mais relier cela veut dire aussi volonté politique de l’animation, de la culture. Au cinéma l’Alhambra, William Benedetto, le directeur qui est aussi mon ami, me dit « Tu es mon attaché de presse ». Dans ce cinéma plus de 10 000 élèves vont voir des films de grande qualité suivis par des débats. Il faut un, deux, trois, dix, Benedetto. Évidemment, la chose qui pour moi est essentielle, c’est l’école car c’est là où se font les choses. Je n’en ai pas parlé parce que c’est une évidence et c’est en amont, c’est de réemployer des gens, les refaire travailler, d’une manière ou d’une autre, il y a beaucoup de travail dans plusieurs secteurs, les réintégrer dans le travail. L’école est tout-à-fait le lieu primordial. Pour moi, l’école a été tout. Mais l'école au sens où on l’entendait et comme elle continue à fonctionner dans beaucoup d’endroits, la grande tradition de l’école républicaine.
« Amener le plus haut niveau aux couches les plus défavorisées. »
Je pense que les politiques doivent promouvoir, aider autant qu’ils le peuvent les initiatives, le plus possible. Ce n’est pas à eux à les avoir, ce n’est pas leur fonction. Les goûts du Ministre de la Culture ou de l’Adjoint à la Culture de Marseille –tel ou tel cinéaste, telle ou tel homme de théâtre, telle ou telle galerie- m’importent peu. Ce n’est pas ce qu’on leur demande. On leur demande d’être pointus dans ce qu’ils soutiennent car il faut évidemment faire des choix et faire des choix sur les bons chevaux, si j’ose dire, entre guillemets. Faire des choix sur des gens qui font ce travail, un travail pour amener le plus haut niveau aux couches les plus défavorisés. Il ne faut pas émietter, faire des choix et cela sera difficile et douloureux car il y aura forcément de petites victimes.
« Marius et Jeannette »
Danielle Dufour-Verna – Projecteur TV : De tous les films que vous avez réalisés quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
Robert Guédiguian : C’est toujours très difficile à dire. Celui qui m’a le plus marqué, c’est évidemment cette chance que j’ai eu –ce qui ne veut pas dire que je considère que c’est mon meilleur film- c’est Marius et Jeannette. C’est une chance inespérée pour un auteur, pour quelqu’un qui prétend faire des choses certes populaires mais qui ont du niveau, d’arriver à ce nombre d’entrées. C’est absolument fantastique. Ça n’arrive pas en fait. Je souhaite à tous les auteurs que ça leur arrive une fois dans leur vie parce que ça donne de la popularité, de la vision, à tout le reste.
D’autant plus qu’il est sorti en même temps que Titanic…
Robert Guédiguian : Un peu avant… Mais je dis toujours merci à Marius et à Jeannette, aux deux. Jusque-là j’avais eu du mal à faire des films, j’ai fait par la suite quatorze films et je n’ai eu plus aucune difficulté. Il y a eu d’autres succès en film bien sûr mais c’est quand-même grâce à celui-là que ma vie a changé.
« C’est un état comateux. »
Votre travail a t’il été impacté par le Covid et comment avez-vous vécu le confinement ?
Robert Guédiguian : Ça oui, fortement impacté. J’étais justement en train de tourner un film sur l’indépendance du Mali, une reconstitution historique qui se passe dans les années soixante. On était très contents. Cela faisait trois mois qu’on était là-bas, deux mois de préparation, cela faisait trois semaines qu’on tournait, un film épique, avec beaucoup de pellicules qu’on avait fait venir de France, de véhicules de l’époque, de matériel, des centaines de costumes, des milliers de figurants, un gros film, en termes de budget. Et il s’est interrompu, voilà. Là c’est comme si j’étais arrivé un jour sur le plateau, plus d’équipe, plus d’acteurs, c’est comme un cauchemar, ça s’arrête net. Un samedi soir, le Ministère de l’Intérieur du Sénégal a interdit les rassemblements publics. Clac. On a tout remballé et on est rentré en France pour se confiner nous-mêmes en France. Du coup le confinement a été pour moi une période dépressive. Pendant cette période, ce qui m’a tenu, c’est souvent une forme de militantisme. J’ai fait beaucoup d’interviews, d’interventions, par la suite sur les municipales etc. Comme je dis souvent, au plus j’ai de choses à faire, au plus je fais de choses. Si je n’ai rien à faire, je ne fais rien du tout. Je ne me suis pas mis par exemple à lire un auteur que je rêvais de lire. Non. C’est un état comateux. Bien sûr, j’ai regardé quelques films, j’ai lu des bouquins, j’ai relu des choses. J’ai revisité des livres que je n’avais pas lus depuis longtemps, d’ailleurs des choses très diverses, des poèmes, Octavio Paz, Aragon, Eluard, René Char. J’ai d’ailleurs constaté que les pages commençaient à s’arracher. Ce sont de vieux livres jaunis que je n’avais plus ouverts depuis longtemps. Je l’ai fait avec beaucoup de précaution pour ne pas les abimer.
Qu’en est-il alors de ce film ?
Robert Guédiguian : Je suis très branché sur la Covid. Je regarde comme si c’était la météo ce qui se passe ici et au Sénégal. Normalement, si ça se passe bien, c’est-à-dire si l’épidémie ne reprend pas ici et n’augmente pas au Sénégal où elle a été plus faible qu’ici, on devrait partir début octobre pour tourner le 24 octobre et finir le film avant la fin de l’année.
Quand sur les écrans ?
Robert Guédiguian : Au plus tôt en mai prochain.
Si un nouveau confinement se profilait, quelles ressources pour la culture ?
Robert Guédiguian : Ça serait un coup dur, énorme. Les gens ont fait des choses, par internet, tout ça mais c’est quand-même difficile. Ariane a fait beaucoup de choses, elle a lu des poèmes, elle a lu des textes, elle a raconté des histoires diffusées par France Inter, mais ça ne peut pas être éternellement comme ça, non. La culture, ça se partage entre êtres vivants, ça se partage au corps à corps. Il faut être vivant. Il faudrait redoubler d’efforts, avoir des idées. Je ne désespère jamais de l’humanité. Je crois qu’on trouve toujours des solutions aux problèmes aussi graves soient-ils, mais je n’y réfléchis pas encore !
Danielle Dufour-Verna – Projecteur TV : Intimement, le fait d’avoir Ariane Ascaride pour partenaire dans la vie comme à l’écran, le fait d’être tous deux engagés sur le même bateau et dans le même combat, avec le même humanisme, à quel point cela aide le cinéaste et l’homme ?
Robert Guédiguian : C’est l’essentiel. C’est une chose fondatrice. J’ose la comparaison mais je le fais parce que c’est commode, ce sont des œuvres croisées. Je pense que c’est une grande, grande chance.
Et la tendresse dans tout cela, vous en pensez quoi ?
Robert Guédiguian : Je crois que c’est une chose dont il faut absolument se préoccuper. La tendresse, y compris quand on commence à avoir un certain âge ou un âge certain, je crois c’est dire aux gens tout le bien qu’on pense d’eux. Il faut le leur dire, leur téléphoner, faire un mot pour leur anniversaire etc., leur raconter ce qu’on pense d’eux.
Dans une équipe soudée comme une famille dans tous vos films, les jeunes se sont-ils bien intégrés à ces colosses et en feront-ils partie à l’avenir ?
Robert Guédiguian : Ah ! Oui, oui, oui ! Il y en a qui ont fait plusieurs films avec moi. Ils font partie de la bande. Il y a cette histoire africaine qui est très particulière. Je fais quelquefois des films, je vais dire, en sortant de mon autoroute, en partant sur des chemins de traverse…
Comme pour ‘Le Marcheur du Champ de Mars’…
Robert Guédiguian : Voilà. Le film suivant je le ferai avec toute la bande, c’est sûr.
Un projet déjà ?
Robert Guédiguian : Oui
On en parle ?
Robert Guédiguian : (il rit) C’est prématuré car je ne sais même pas quand je vais finir celui-là. Donc à priori c’est pour 21/22.
Des mentors ?
Robert Guédiguian : Oui, si on veut. Bien sûr, au niveau local le père de Gérard Meylan bien-entendu, maitre d’école des années 60, qui lisait un roman par jour, très érudit, brillantissime, un père spirituel et puis je pourrais dire Lucien Sève décédé récemment et qui venait voir tous mes films pour les avant-premières à Paris. Il a passé sa vie à travailler sur Marx. Je lis son dernier livre.
Votre définition du bonheur ?
Robert Guédiguian : Être en état de se battre.
« Une justice universelle »
Qu’espérez-vous pour demain en général ?
Robert Guédiguian : Une chose que de toute façon je n’obtiendrai jamais, une justice universelle. En un seul mot c’est celui-là, la justice universelle. Ça résonne avec ce que je viens de vous dire sur ma définition du bonheur. Je pense que le combat ne cessera jamais et que la justice pourra s’améliorer mais qu’il faudra à nouveau se battre pour qu’elle s’améliore encore plus etc. etc. Un combat sans fin.