- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 10 min
Jean-François Kahn, rencontre culturelle au sommet
Journaliste, patron de plusieurs journaux qu’il a créés, polémiste, écrivain, Jean-François Kahn a couvert tous les plus grands évènements, comme la sanglante manifestation de Charonne en 1962 et bien d’autres. Jean-François Kahn a combattu tous les extrémismes comme il n’a eu de cesse de dénoncer la désindustrialisation, les effets de la mondialisation libérale, la faillite à laquelle on a conduit les commerces de proximité en ne pariant que sur les grandes surfaces, le système bancaire, la désertification des campagnes, l’abandon du service public.
Témoin privilégié de l’actualité qu’il a vécue de l’intérieur, Jean-François Kahn, ce journaliste militant humaniste, profondément épris de démocratie, narre dans deux premiers tomes et bientôt trois de ‘Mémoires d’outre vies’ près d’un siècle de politique, une traversée sans concession. Curieux, passionné, très actif, Jean-François Kahn a été, et reste, une figure incontournable du paysage culturel et politique français.
Rencontre avec Jean-François Kahn, auteur, journaliste
Les 'Mémoires d’outre vies’ de Jean-François Kahn
« En vérité, j’ai plus de curiosité aujourd’hui que quand j’avais 18 ans. »
Danielle Dufour Verna/Projecteur TV – Bonjour Jean-François Kahn. Merci de m’accorder cette interview pour Projecteur TV. Quelle est votre actualité ?
Propos recueillis en décembre 2021
Jean-François Kahn – Je sors le deuxième tome de ‘Mémoires d’outre vies’ en février. J’ai corrigé les épreuves du deuxième tome que je viens de terminer ce qui demande du boulot. Pour l’instant mon projet, ce sont les fêtes de Noël. Mon deuxième volume s’arrête en 2012. Le troisième volume que j’écrirai sera plus court, de 2012 à 2022, c’est-à-dire la présidence Hollande et Macron. C’est un livre qui sera publié après les présidentielles, surtout pour le thème : « Comment on en est arrivé là » quel que soit le résultat.
DDV –Les deux tomes de ‘Mémoire d’outre vies’, sont-ce un jugement implacable de notre société ou un testament avant l’heure ?
Jean-François Kahn – En fait, ce n’est ni l’un, ni l’autre. Il se trouve que, pendant presque un siècle en vérité, trois quarts de siècles, tous les évènements, en France et à l’étranger, qui ont façonné notre monde tel qu’il est, pour le meilleur ou pour le pire, je les ai tous vécus de l’intérieur. Je n’en avais pas vraiment conscience. Mais quand j’ai commencé à réfléchir à ces mémoires et à me remémorer un peu tout ce que j’avais vécu, je me suis aperçu qu’à une ou deux exceptions près, j’avais absolument vécu tous les grands évènements de l’intérieur, à l’étranger ou en France. Le récit, c’est un peu cette traversée des évènements d’un siècle.
DDV – Ce fut une traversée difficile ?
Jean-François Kahn – Non, il y a eu des moments difficiles et des moments plus faciles. Les moments les plus difficiles, c’est lorsque j’ai créé des journaux, d’abord parce que je les ai créés sans argent, sans être soutenu par un groupe bancaire, industriel ou autre, et que créer un grand journal –surtout que c’était des journaux ambitieux qui ont concurrencé les grands journaux et ont eu une diffusion importante- et qu’en même temps, ils étaient en marge. Ce n’était ni un journal de gauche, ni un journal de droite. Il se situait en opposition à tous les establishments. Gérer des équipes est toujours très difficile, les journalistes, ce n’est pas ce qu’il y a de plus simple à gérer. Mon expérience de créateur, directeur de journal a été ma période la plus difficile et quelquefois même cauchemardesque à dire la vérité.
DDV – Un pincement au cœur quand il faut céder la place, pour Marianne par exemple ?
Jean-François Kahn – Non, je l’avais choisi. Quand j’ai laissé la direction de l’Évènement du jeudi ou la direction de Marianne, les deux fois, j’avais choisi ça. Comme c’est très dur de diriger dans l’édition, quand on arrête c’est un moment de bonheur. Ce qui a été plus dur, c’est bien après, c’est l’évolution de Marianne. C’est le fait qu’un journal que j’ai créé a pu avoir une évolution qui ne correspond pas aux raisons pour lesquelles je l’avais créé.
DDV – D’où provient votre curiosité, l’acuité d’analyse que vous avez, votre goût de la politique ?
Jean-François Kahn – Je ne sais pas. J’ai toujours eu un goût pour l’actualité, plus exactement j’ai toujours eu un goût pour l’histoire. D’ailleurs j’ai fait de l’histoire dans ma première orientation. L’histoire qui est quand même le fil d’Ariane qui nous conduit à comprendre pourquoi on en est arrivé, comme je l’ai dit auparavant, pour le meilleur ou pour le pire, là où on en est. Mon goût de l’histoire m’a conduit à une passion pour l’histoire immédiate qui est l’actualité.
DDV –Que penserait Victor Hugo de l'actualité politique ?
Jean-François Kahn – Je pense qu’il serait à l’avant-garde de la dénonciation de toute cette tendance aujourd’hui de plus en plus réactionnaire, de plus en plus anti démocratique, de plus en plus anti républicaine. Je pense qu’il serait aussi à l’avant-garde des dénonciations à gauche qui ont fait que cette tendance-là ait pu devenir plus forte. Ce qui fait qu’à mon avis, Victor Hugo aujourd’hui ne pourrait pas s’exprimer. La réalité, c’est ça. Aujourd’hui, vous ne pouvez plus vous exprimer. Je n’avais aucune ambition à créer des journaux, à être directeur de journaux et patron de presse. Je l’ai fait parce que la seule façon de m’exprimer c’était de créer moi-même des journaux pour m’exprimer. Il n’y en avait pas d’autres. Je ne pouvais plus m’exprimer dans aucun journal existant. Aujourd’hui on est revenu dans cette situation. Moi je m’exprime encore parce que je m’exprime dans des médias suisses, canadiens ou belges (rires) mais françaises, c’est très difficile.
DDV – Pensez-vous que Culture et Politique vont de pair ?
Jean-François Kahn – Je le pense. Une des choses dont je suis le plus fier dans ma vie, c’est quand j’ai repris les Nouvelles Littéraires, qui à l’époque étaient tombées à 2000 exemplaires et alors que les journaux culturels ou littéraires étaient en train de disparaître, je l’ai porté à près de 80000 exemplaires et comment ? Je me suis dit il y a des journaux d’actualité politique, ces journaux sont ouverts sur la culture. Je vais faire l’inverse. Je vais faire un journal qui, parti sur le socle de la culture, va s’ouvrir à toute l’actualité. C’est ce qui a eu ce succès extraordinaire. Je crois que personne n’a fait un journal qui a eu une augmentation de diffusion aussi forte.
"Les réseaux sociaux, plus dangereux que la bombe atomique"
DDV –Les médias ont une importance cruciale culturellement. Que pensez-vous des réseaux sociaux ?
Jean-François Kahn – Je pense que c’est plus dangereux que la bombe atomique. Je pense que, à cause du non contrôle, du non autocontrôle, de l’anonymat, aujourd’hui, ça véhicule une telle cargaison de violences, de calomnies, de mensonges, d’ignominies, de bassesses, d’extrémismes, plus le fait que ce sont les tendances les plus extrémistes, les plus fascisantes à droite et les plus ultragauchistes à gauche
DDV – Qui se rejoignent ...
Jean-François Kahn –qui quelquefois se rejoignent, pas toujours mais souvent se rejoignent, fait qu’aujourd’hui les réseaux sociaux, qui pourraient apporter quelque chose de très positif, par exemple dans ce qui a secoué les dictatures, jouent un rôle tout à fait négatif. C’est pour cela que je dis que c’est plus dangereux que la bombe atomique.
"Passionné d'art, de cuisine et de bon vin"
DDV – Avec une vie aussi mouvementée, qu’est-ce-qui vous apaise ?
Jean-François Kahn – Beaucoup de choses. Je lis énormément tout ce que j’ai envie de lire et que je choisis, mais en plus j’ai tendance à lire tout ce qui me passe entre les mains. J’écris. Ces mémoires, c’est quand-même 650 pages chacun. Avant j’avais écrit un livre sur le problème de l’erreur et la difficulté à les reconnaitre. J’écoute beaucoup de musique, je vis en musique. Je m’intéresse beaucoup à la musique, à l’art lyrique. J’aime bien faire la cuisine et découvrir des restaurants de qualité, me confronter à des expériences culinaires. J’ai une maison en Bourgogne et j’aime le bon vin. J’aime bien voyager. Je circule partout en France. Pendant quatre mois, toutes les semaines j’ai été dernièrement dans toutes les villes différentes où je fais des conférences, des débats, des signatures. Mais j’en profite aussi pour visiter absolument tout ce qui est visitable, musées etc.
DDV –Vous avez l’énergie et la curiosité d’un jeune homme.
Jean-François Kahn – Oui, j’ai tout à fait la curiosité d’un jeune homme, absolument. La vérité c’est que j’ai plus de curiosité aujourd’hui que quand j’avais 18 ans.
DDV – Qu’espérez-vous pour demain ?
Jean-François Kahn – Pour moi, vous savez, j’ai un âge. Le fait de vivre encore un moment en bonne santé, c’est déjà énorme comme espérance. Il y a un certain nombre de choses que j’aimerais faire avant de passer de l’autre côté. J’aimerais finir un certain nombre de travaux d’écriture, finir ces mémoires d’une part. J’ai deux ou trois projets que j’aimerais mener à bien. J’avais commencé un travail de contre-encyclopédie, je n’arriverai pas à le terminer, c’est évident mais j’aimerais un peu le poursuivre, donc c’est déjà énorme. Et, pour le pays, et c’est lié aussi à moi-même, j’aimerais qu’il résiste à cette poussée absolument démoniaque, suicidaire, qu’est cette poussée extrémiste, cette poussée réactionnaire, cette poussée fascisante qui est en train de l’amener vers des précipices avec la complicité d’une fraction de la gauche qui a complètement perdu le sens de toutes ses valeurs. J’aimerais contribuer à mettre tout cela en échec. J’aimerais contribuer à permettre, d’une part, comme je l’ai fait pendant des années, l’émergence et la consolidation d’une tendance à dépasser ces clivages. C’est vrai que je me suis toujours battu en faveur d’un dépassement des clivages gauche, droite tels qu’ils sont. Je pense aussi qu’on a vraiment besoin d’une droite qui soit humaniste et républicaine et on a vraiment besoin d’une vraie gauche sociale et républicaine. Et aujourd’hui, dans l’état où est le pays, si je peux contribuer à faire que renaisse une gauche républicaine, démocrate et sociale et que puisse s’affirmer une droite également républicaine, humaniste, libérale, pour que le pays ne sombre pas, ne se livre pas à ces forces réactionnaires obscures et extrémistes, pour ce qu’il me reste de vie, si je peux contribuer à ça, j’espère le faire.
DDV –Pensez-vous que les artistes, l’art vivant, l’art en général, peuvent contribuer à améliorer la société ?
Jean-François Kahn – Oui, bien sûr. L’art au sens large, la littérature, la musique, la peinture, incontestablement. Il y a eu aussi des dérives incroyables dans l’art et dans l’art moderne il faut aussi avoir le courage de dénoncer les foutaises.
DDV - Une dernière question, quelle est votre conception du bonheur ?
Jean-François Kahn – Ma conception du bonheur, c’est de vivre (rires), c’est de vivre quelque chose qui vous rend heureux.