- Auteur Victor Ducrest
- Temps de lecture 26 min
Saint Exupéry, en quelques notations … L’aviateur poète et combattant
«Comme je n’avais pas appris à dessiner, j’ai appris à piloter des avions. J’ai instauré des lignes aériennes. J’ai volé un peu partout. Je savais reconnaître la Chine de l’Amérique du premier coup. Si on est perdu en avion, c’est très utile. J’ai aussi écrit quelques livres et fait la guerre. J’ai ainsi beaucoup vécu chez les grandes personnes. Je les ai vues de près. Ça n’a pas beaucoup amélioré mon opinion.» Antoine de Saint Exupéry.
Qui était Antoine de Saint Exupéry, ce pilote-poète disparu en 1944, à l'âge de 44 ans, dans une mission militaire de trop ? Voici la biographie de l'auteur du Petit Prince, racontée à partir d'histoires de son enfance, de ses missions d'aviateur, de ses amours, des ses amis, de sa vie de combattant pendant la seconde guerre mondiale, émaillée de quelques citations et anecdotes. Antoine de Saint Exupéry, une légende ...
Note : Saint Exupéry signait de son nom sans mettre de tiret. Nous avons conservé cette graphie.
Antoine de Saint Exupéry, un sens à la vie ...
Un nom, un mystère
Alain Finkelkraut, célèbre essayiste réputé pour sa rigueur intellectuelle vient de revenir sur son jugement a priori à propos de Saint Exupéry qu’il taxait, sans l’avoir lu, d’écrivain « gnan-gnan ». Le pilote-écrivain, ou l’écrivain-pilote, comme on voudra, vient de trouver grâce à ses yeux en entrant deux fois dans son émission hautement culturelle « Répliques » : en 2017, puis en 2022.
Antoine de Saint Exupéry et Le petit Prince
En même temps, le musée des Arts décoratifs vient d’installer jusqu’à fin juin 2022 une exposition « à la rencontre du Petit Prince », la première exposition en France consacrée à ce petit personnage que Saint Exupéry esquissa de multiples fois et qui fit l’objet d’un petit livre de 93 pages, le plus vendu, le plus traduit … après la Bible.
Voilà de quoi avoir envie de revisiter Saint Ex. En quelques bribes. D’abord parce que c’est un homme si complexe, si ambivalent, si apparemment paradoxal qu’il serait impertinent de vouloir le résumer en quelques mots. Ensuite parce que sa littérature de combat « faite de morceaux » est bien loin des canons des sagas ou des cycles romanesques du XIXe siècle.
Antoine de Saint Exupéry, pilote et poète
Seul dans sa carlingue, du haut des nuages, il regarde la « termitière » humaine. Descendu sur la terre des hommes, il reçoit des leçons d’un enfant qui, venu d’ailleurs, s’évanouit dans les étoiles. Drôle de vie pour un noble comte qui brave la mort dans des avions inconfortables pour distribuer des lettres en des endroits improbables ou pour combattre l’envahisseur en prenant des photos. À 44 ans, cet homme, dans la force de l’âge, fourbu et dépressif, ne meurt pas, il disparaît.
La disparition de Saint Exupéry
Depuis sa disparition en 1944, Saint Exupéry n’a jamais cessé de faire parler de lui. Par l’intermédiaire des innombrables plaques de rues et établissements scolaires à son nom, des statues de places publiques, de deux aéroports l’un lyonnais et l’autre argentin, d’une inscription au Panthéon.
Depuis sa disparition il y a 78 ans, Saint Exupéry n’a jamais cessé d’intriguer, tout au long de sa vie, et ce jusqu’à sa fin qui aujourd’hui encore reste mystérieuse.
De longues biographies ont retracé la vie de celui qui fut à la fois aviateur et homme de lettres, solitaire et mondain, artiste et aventurier, homme d’action et d’interrogation, … qui aurait voulu être jardinier.
Qui est finalement cette figure étrange, que les sculpteurs donnent à voir de lui à Lyon ou à Palavas les Flots, à travers des monuments commémoratifs : cet aviateur au sourire énigmatique et inspiré, accompagné d’un enfant tombé de son astéroïde B612 ? Qui est cet homme entré dans la Pleïade, dont les écrits ont pourtant été l’objet de dépréciation virulente de la part d’un pamphlétaire académicien, Jean-François Revel : « un crétinisme sous cockpit qui prend des allures de sagesse ».
Pour répondre à cette question, il est vrai que le mieux serait sans doute d’être poète et de le voir avec les yeux du coeur. À défaut, il faut simplement espérer entretenir l’envie de lire ou de relire certes Le Petit Prince, mais aussi sa correspondance, ses carnets et Citadelle, quitte « à s’y casser les dents ».
Antoine de Saint Exupéry enfant
Un enfant « insupportable et débordant d’activité »
Une vie de châteaux
« Je suis de mon enfance comme d’un pays »
D’où est Saint Exupéry ? Il répond lui-même : « Je suis de mon enfance comme d’un pays ». Saint Exupéry est né en 1900 dans la capitale des Gaules tout près de la place Bellecour. Il appartient à une vieille aristocratie de province, alors désargentée. Son père, Jean de Saint Exupéry qui porte le titre de comte, a commencé par être militaire avant de travailler dans la compagnie d’assurance de son propre père Fernand. La mère de Saint Ex, Marie Boyer de Fonscolombe, est issue d’une famille provençale anoblie au 18e siècle dont on retrouve le nom à Aix-en-Provence, dans la région toulonnaise et tropézienne. Son père meurt brutalement d’un AVC sur un quai de gare. Antoine a quatre ans et c’est sa mère, amoureuse des arts et peintre amateur, qui va l’élever seule avec son frère François dont il est l’aîné de deux ans et avec ses quatre soeurs, Marie-Madeleine dite « Biche »(1897), Simone, dite « Monot »(1898) et Gabrielle dite « Didi » (1903).
Il vit une enfance dorée et insouciante qui a quelque chose de féerique quand, avec sa famille, il passe Noël au château de La Môle près de Cogolin, ou ses vacances estivales au château de Saint-Maurice-de-Rémens dans une grande bâtisse du 18e siècle tout près d'Ambérieu, avec un parc de plusieurs hectares qui constitue pour les cinq enfants un espace de jeu fantastique. « J’étais l’enfant de cette maison.» (Terre des hommes)
Une éducation chrétienne pour enfant de l’élite
En 1908, Saint-Exupéry entre chez les Frères des Écoles chrétiennes de Lyon, un institut privé qui fonctionne sur les principes pédagogiques de Saint-Jean Baptiste de la Salle, à la fois stricts et novateurs en leur temps. L'année suivante, sa famille déménage dans la Sarthe où vit son grand-père Fernand, et au Mans il est placé avec son frère au collège Sainte Croix où son père et son oncle ont fait eux-mêmes leurs études. Au début de la guerre de 14-18, la famille réside à Saint-Maurice-de-Rémens, et les garçons sont d'abord inscrits chez les Pères jésuites de Notre-Dame de Montgré. Puis, pour les éloigner du conflit, ils sont scolarisés en Suisse à la Villa Saint-Jean de Fribourg, un collège français privé catholique dirigé par des Marianistes. En 1916 il passe la première partie du baccalauréat à Paris Sorbonne, et à 17 ans la seconde partie en section philo à Lyon. C’est alors que François, son jeune frère, meurt d'une maladie de cœur liée au rhumatisme articulaire, ce qui l’affectera profondément.
Au cours de cette scolarité destinée aux enfants de bonne famille dans des établissements privés catholiques, il ne fut pas considéré comme un élève particulièrement brillant et déterminé sur la suite à donner à ses études. Sa mère pense qu'il manque de rigueur et de sérieux et le trouve plutôt distrait et rêveur.
"Le véritable enseignement n'est point de te parler mais de te conduire". Citation d'Antoine de Saint-Exupéry.
Une fois le bac acquis, il est en classe prépa au lycée Saint-Louis à Paris et en même temps à l'externat religieux Bossuet. Il finit par être admissible à Navale, mais échoue aux oraux d'admission. Il faut choisir une autre orientation. Devenir architecte ne déplaît pas à sa mère. L'une des voies pour y parvenir, c'est l'école des Beaux-Arts. En attendant son service militaire, il y est reçu en tant qu'auditeur libre dans les années 1920-1921. On raconte qu’il était plus souvent attablé avec les étudiants de son âge chez Jarasse dans son café du quai Malaquais qu’en salle de cours. Et puis la vie parisienne est ce qu’elle est, surtout au début des Années folles, quand, grâce à ses relations familiales, le milieu du Tout-Paris est à portée de main.
Antoine de Saint Exupéry : le pilote, le pionnier
Un homme dans les nuages
Un premier crash aérien
Son sursis militaire est épuisé, et Saint Exupéry, à sa demande, est incorporé dans l’armée de l’air en avril 1921. Il fera son service à Strasbourg, à Rabat, à Istres, au Bourget. Il passe son brevet militaire de pilote à 22 ans, après avoir obtenu son brevet civil.
On fait remonter sa passion pour les avions, lorsqu’à l’âge de 12 ans il allait en vélo du château de Saint-Saint-Maurice-de-Rémens au champ d’aviation d’Ambérieu pour admirer ces engins volants. C’est là qu’il prit, sans le dire à sa mère, son baptême de l’air à bord d’un frêle monoplan Berthaud-Wroblewski piloté par l’un des constructeurs de l’aéronef.
Il faut ajouter que la guerre de 14-18 avait héroïsé les aviateurs et ces « as » de légende comme Guynemer ou Nungesser dont on avait fait les chevaliers du ciel.
Pour Saint Exupéry, 1923 a été une année douloureuse. Le 1er mai, il subit au Bourget un premier grave accident. Sur un avion qu’il n’était pas autorisé à emprunter, il s’écrase au décollage suite à une erreur de pilotage et s’en sort avec une fracture du crâne, quelques semaines d’hospitalisation et quinze jours aux arrêts justifiés par une mention euphémique sur son livret militaire : « « Trop vif désir d’essayer tous les genres d’avion » !
Un intermède : comptable, représentant, et mécanicien
Rendu à la vie civile, Saint Exupéry cherche du travail, et on lui propose d’être contrôleur de fabrication aux tuileries de Boiron dont le siège est à Paris et où il reste une année. « Je bâille dans un bureau de 2 mètres x 2 mètres et je regarde la pluie tomber dans la cour où donne ma fenêtre. Je fais aussi des additions ». Puis il est représentant des camions Saurer … dans la Creuse. On se doute que ces emplois ne correspondent pas vraiment à ses aspirations et qu’une offre de la Compagnie aérienne française le tenterait davantage. C’est ainsi qu’en 1924, sur recommandation d’un ami de la famille, il est embauché dans cette compagnie pour exercer le métier d’avion-taxi pour des baptêmes de l’air et des tours au-dessus de la capitale. Il est mal payé, mais il vole.
Antoine de Saint Exupéry, de mécanicien à aviateur
En 1926, mis en relation avec la compagnie Latécoère par Beppo de Massimi, le directeur des lignes aériennes, il est embauché par le sévère chef d’exploitation, Didier Daurat, que l’on retrouvera sous le nom de « Rivière » dans son roman « Vol de nuit ». Engagé à Toulouse, il commencera comme tous ses collègues navigants par être mécanicien avant de piloter. La société Latécoère, créée en 1918 devient en 1927 la Compagnie générale aéropostale acheminant le courrier sur une ligne Toulouse – Espagne – Maroc – Sénégal qui devait se poursuivre en Amérique du Sud jusqu’en Patagonie.
« C’est de Cap Juby qu’est sorti Saint Exupéry »
« Je fais un métier d’aviateur, d’explorateur et d’ambassadeur », écrit Saint Exupéry ...
Un an après son recrutement, il accepte le poste de « chef d’aéroplace » à Cap Juby, une enclave sous protectorat espagnol à 500 km au sud de la ville marocaine d’Agadir, juste en face des îles Canaries. C’est une escale nécessaire du fait de la faible autonomie des avions, mais c’est un territoire difficile : d’un côté il faut apaiser les relations tendues avec les autorités militaires espagnoles, et d’un autre négocier avec les tribus maures alentour qui rançonnent les pilotes. « Je fais un métier d’aviateur, d’explorateur et d’ambassadeur », écrit Saint Exupéry. Il faut ajouter « de sauveteur », quand il faut porter secours à des aviateurs accidentés.
Dans une lettre à sa mère, il décrit ses conditions d’existence : « Quelle vie de moine je mène ! Dans le coin le plus perdu de toute l'Afrique, en plein Sahara espagnol. Un fort sur la plage, notre baraque qui s'y adosse, et plus rien pendant des centaines de kilomètres et des centaines ! C'est un dépouillement total. Un lit fait d'une planche et d'une paillasse maigre, une cuvette, un pot à eau. J'oublie les bibelots : la machine à écrire et les papiers de l'aéroplace. Une chambre de monastère. Les avions passent tous les huit jours. Entre eux c'est trois jours de silence. » Il a le temps de méditer, d’écrire, d’apprivoiser un fennec, d’élever des gazelles, de faire des escapades aériennes au-dessus du désert, d’apprendre un peu l’arabe, et de parler avec son adjoint et ses deux mécaniciens. Une cure d’austérité et de retour sur soi qui sera pour lui une expérience rare de 18 mois.
« Relier des hommes entre eux »
L’escale professionnelle suivante se situe à Buenos Aires où Saint Exupéry devient directeur d’exploitation de l’« Aeroposta Argentina », filiale de l'Aéropostale, en octobre 1929 avec pour mission d’organiser le réseau aérien d’Amérique latine, d’ouvrir de nouvelles liaisons vers la Patagonie et de développer les vols de nuit pour concurrencer les autres moyens de transport, tâche qu’il assumera jusqu’en 1931.
Ce qui fait de ces aviateurs de véritables héros, c’est d’abord le risque de la mort que chaque pilote prend lorsqu’il commence à faire tourner ses hélices. C’est en même temps la raison pour laquelle il prend ces risques : ce n’est pas à l’évidence l’argent. Certes Saint Exupéry aime la fête, la côte d’Azur, les voitures américaines puissantes, mais il sait aussi vivre dans des gourbis, dans le désert, dans son cockpit inconfortable. Aux yeux de ces pionniers, les valeurs comptent plus que les bénéfices matériels qu’ils peuvent tirer de leurs exploits.
Prendre consciemment des risques vitaux pour déposer des paquets de lettres à l’autre bout du monde, comme en Patagonie, c’est affirmer par des actes un idéal et la croyance en une certaine « religion », au sens latin de « religare », c’est-à-dire relier : ici le moteur de l’action c’est de « relier les hommes entre eux ».
« Près de 7 000 heures de vol récoltées sur les lignes les plus dures »
Dans sa vie de pilote, Saint Exupéry a manoeuvré plus d’une vingtaine de types d’avion, dont la liste constitue une véritable histoire de l’aéronautique. On a du mal à imaginer ce qu’il fallait de fatalisme pour prendre les commandes de certains de ces engins. On a du mal à se représenter ce qu’il fallait d’acceptation de l’inconfort et de force physique pour manipuler ces oiseaux de bois, de toile et de duralumin.
Du Bréguet XIV, ce biplan biplace monomoteur de 9 mètres de long, en bois, toile et duralumin, volant à 125 km/heure à moins de 4 500 mètres, où le pilote navigue à l’avant à l’air libre, jusqu’au Lockheed P38 Lightning, dernier avion à bord duquel Saint Exupéry s’est abîmé en Méditerranée, un avion américain bimoteur de 11,5 mètres à double empennage, qui vole à près de 700 km/h avec un autonomie de 6 heures à 13 500m d’altitude maximale, en cabine non pressurisée et non climatisée.
Devenu pilote d’essai en 1932 chez Latécoère, Saint Exupéry disait de ces avions qu’ils n’étaient pas seulement « une collection de paramètres mais un organisme qu'on ausculte ». Citant Lucien Coupet, Fernand Lasne ou Michel Détroyat, ces grands pilotes d’essai, il rapportait leurs façons de faire : « Ils atterrissent. Ils font discrètement le tour de l'appareil.. Du bout des doigts, ils caressent le fuselage, tapotent l'aile. Ils ne calculent pas : ils méditent. Puis ils se tournent vers l'ingénieur, et simplement : "Voilà ... il faut raccourcir le plan fixe". J'admire la Science bien sûr. Mais j'admire aussi la Sagesse ».
Antoine de Saint Exupéry, Un pilote parfois distrait, un homme audacieux et adroit
Quelques anecdotes insolites autour de Saint Exupéry
Sur ses qualités de pilote, les anecdotes ne manquent pas. On le qualifie parfois de pilote médiocre. Lui–même convient que « les hydravions ne l’aiment pas ». C’est ainsi par exemple qu’un jour de 1928 à Brest où il avait été appelé pour suivre des cours de navigation aérienne il oublie de fermer la trappe d’observation de son hydravion et manque se noyer à l’amerrissage. En 1931, sur un Latécoère 350, son avion perd en vol sa porte que Saint Exupéry avait oublié de verrouiller. À la fin de l’année 1933, en testant un hydravion militaire, le Latécoère 293, il a un accident spectaculaire en baie de Saint-Raphaël qui faillit lui coûter la vie et met fin à son activité de pilote d'essai parce qu’il avait oublié d’appliquer la procédure spéciale d’amerrissage de ce type d’avion.
Quand, en 1938, Saint-Exupéry s’aventure dans un raid entre New York et la terre de Feu, son avion surchargé en carburant s’écrase au décollage, à Guatemala City. Pour le remplissage des réservoirs, il aurait oublié que les gallons guatémaltèques ne sont pas les gallons américains. Résultat, Saint Ex reste plusieurs jours dans le coma, atteint de huit fractures.
« Combien de fois, raconte John Phillips, grand reporter à Life, ne l’avait-on vu ne sortir le train qu’à la toute dernière extrémité !
En même temps, Didier Daurat qui n’était pas connu pour sa complaisance et que ses collègues appelaient « peau de vache », disait de lui : « Il n’avait ni la fièvre épique de Mermoz, ni les dons rares de Guillaumet, mais il devint l’un des pilotes (de l’Aéropostale) les plus sûrs et les plus méthodiques de la ligne »
Plus tard, sa hiérarchie militaire insiste dans ses rapports sur ses qualités d’audace et d’adresse. Le commandant du groupe de reconnaissance 2/33, Henri Alias, note : « pilote très complet, très résistant, dont la réputation n’est plus à faire. Précieux par son expérience et les conseils toujours écoutés donnés aux pilotes plus jeunes. »
Antoine de Saint Exupéry : un poète-philosophe
« Pour moi, voler ou écrire, c'est tout un ».
Saint Exupéry était écrivain sans conteste. Et poète-philosophe, si par cette expression, on qualifie quelqu’un qui par ses comportements et son écriture prend ses distances par rapport au réel et rapproche ce qui dans notre univers commun est très éloigné, quelqu’un qui voit les choses « autrement » et cherche un sens à notre monde.
Très jeune, il aimait faire des vers jusqu’à réveiller sa famille et ses amis en pleine nuit pour leur lire et leur demander leur avis.
A propos de son baptême de l’air, il écrit quelques lignes :
« Les ailes frémissaient sous le souffle du soir
Le moteur de son chant berçait l'âme endormie
Le soleil nous frôlait de sa couleur pâle. »
Plus tard, Louise de Vilmorin raconte : « Il écrivait des vers qu’il nous récitait. Ça nous épatait à mort. Mais je ne les aimais pas énormément, ça non ! »
Cela dit, ce n’est pas vraiment dans le genre poétique proprement dit qu’il s’est illustré.
Mais sa poésie se trouve dans l’histoire du « Petit Prince », dans ses lettres, dans ses récits d’aventures qui racontent l’homme et les idéaux qui peuvent le traverser. Dans « Courrier Sud », quand par exemple il décrit un paysage marocain : « les dunes, prises de biais, filent leur sable en longues mèches, et chacune se débobine pour se refaire un peu plus loin. » Dans ses attitudes parfois décalées lorsque par exemple Georges Reyer, dans un Paris-Match des années 50, écrit : « (pendant la guerre) au plus fort d’un combat, son mécanicien l’entend parler à Paula (sa gouvernante autrichienne quand il était petit) ou chanter la complainte du chevalier Aklin (le héros d’un jeu de son enfance) ». D’une manière générale, « il fit de l'aviation une forme de poésie » (Léon Werth, Tel que je l'ai connu...)
Antoine de Saint Exupéry et ses amours pluriels
Un homme sur terre
« Loulou », une fiancée pour rire
Côté coeur, il vit une grande déception en 1923. Il avait rencontré grâce à des condisciples de lycée, une séduisante jeune fille - Louise de Vilmorin –, dont il était tombé amoureux, au point de vouloir se marier. Leurs fiançailles ne durèrent que quelques mois. Il faut dire que la famille de « Loulou » n’était pas spécialement favorable à une alliance avec un casse-cou sans fortune. Longtemps après la disparition de Saint Ex, Louise s’était confiée : « à l'époque, j'avais dix fiancés, je n'allais pas partager ma vie avec lui que je considérais comme un gentil cousin, un brave mécano »…
Consuelo et Nelly, des femmes d’influence
En dehors de la tendresse sans faille qu’il éprouve pour sa mère qu’il vouvoie, en dehors des « mignonnes » ou « demi-mignonnes » qu’il rencontre ici ou là dans sa vie nomade, en dehors de celle qui, comme Louise de Vilmorin, fut sa fiancée éphémère, en dehors de Sylvia Reinhardt–Hamilton qu’il a brièvement connue aux États-Unis, deux femmes ont accompagné durablement sa vie amoureuse : Nelly de Vogüé qu’il a connue chez Louise de Vilmorin en 1929 et Consuelo Suncin Sandoval qu’il a rencontrée en 1930 à l’Alliance française de Buenos Aires, et avec qui il est resté marié jusqu’à sa mort, même s’ils n’habitèrent sous le même toit que de manière épisodique.
Antoine de Saint Exupéry et ses amis, ses camarades, ses frères
Guillaumet et Werth, des amis du premier cercle
« Il n’est qu’un luxe véritable, celui des relations humaines » citation de Saint Exupéry
À l’égard des hommes, Saint Exupéry a une double vue : de loin il les considère comme des termites robotisées. De près, pour lui l’amitié est une valeur cardinale. « Il n’est qu’un luxe véritable, celui des relations humaines », écrit-il dans Terre des hommes.
Henri Guillaumet et Léon Werth n’ont pas été les seuls amis qu’ait eu Saint Exupéry. D’autres modèles l’ont influencé, comme Didier Daurat, le chef d’exploitation de la compagnie Latécoère, ou Mermoz. Mais Guillaumet et Werth ont été des références majeures pour lui.
Le premier à qui il dédie « Vol de Nuit » et qui lui a appris la géographie pratique utile pour l’aviateur lorsqu’il débutait chez Latécoère en lui disant « celui qui ne connaît pas la ligne, caillou par caillou, s’il rencontre une tempête de neige, je le plains. » Celui que Saint Ex viendra rechercher en 1930, suite à un atterrissage forcé dans les Andes en plein hiver austral à 3 000 mètres d’altitude et qui sera abattu en 1940 au-dessus de la Méditerranée.
Le second, Léon Werth, critique, journaliste et romancier d’origine juive, pacifiste, « le meilleur ami qu’il a au monde », à qui il dédie « Le Petit Prince », et pour qui il écrit une préface « Lettre à un otage », un de ses plus beaux textes.
Antoine de Saint Exupéry : un combattant résolu
Ni gaulliste, ni vichyste, mais engagé pour la France
Entre 1939 et 1944, l’action de Saint Exupéry a rendu perplexes certains Français. Ce temps de la deuxième guerre mondiale se décline globalement pour lui en trois périodes : la drôle de guerre entre 1939 et l’armistice de 1940, l’exil américain et le retour au combat en 1943.
De fait, à la fin de l’année 1939, trois mois après la déclaration de la guerre à l’Allemagne, Saint Exupéry est mobilisé comme capitaine de réserve et affecté dans une unité de reconnaissance basée à Orconte dans la Marne, le groupe 2/33. C’est l’hécatombe. « En trois semaines nous avons perdu 17 équipages sur 23. Nous avons fondu comme cire (…) L’inefficacité pèse sur nous comme une fatalité », écrit-il dans Pilote de guerre.
Après l’armistice de juin 1940, Saint Ex est démobilisé. Il part aux États-Unis et débarque à New York le 31 décembre 1940 avec l’idée de persuader les Américains d’entrer en guerre.
Pendant cette guerre, à un moment où on est sommé de « choisir son camp », il n’est ni gaulliste, ni vichyste, tout en étant très engagé. Une position difficile à comprendre pour certains ; pour d’autres, une posture insoutenable.
Dans sa préface à « Écrits de guerre », Raymond Aron assure que Saint Exupéry « n'a jamais été séduit ou tenté par le maréchal Pétain, la Révolution nationale ou le vichysme ». Comme d’autres, il n’a jamais tenu la défaite de 40 pour définitive et était déterminé à poursuivre le combat. Mais la propagande gaulliste s'en prenait au gouvernement de Vichy avec tant de violence qu'elle ressemblait parfois à une propagande antifrançaise.
Saint Ex ne supportait pas que De Gaulle se prenne pour la France, et craignait que les dissensions entre Français n’aillent jusqu’à la guerre civile.
« Français, réconcilions-nous ! »
Fin novembre 1942, depuis New York, Saint Ex lance un appel à la radio, reproduit dans la presse américaine, canadienne et nord-africaine, qui s’adresse aux Français où qu’ils soient. Il commence par ces mots : « D’abord la France », et invite les Français des États-Unis à se réconcilier. « Français, réconcilions-nous pour servir. À quoi bon s’embourber dans les anciens litiges. Il convient d’unir, non de diviser, d’ouvrir les bras, et non d’exclure. (…) L’ensemble auquel je m’incorpore n’est pas un parti ou une secte : c’est mon pays (…) Nous sollicitons l’honneur de servir sous quelque forme que ce soit ». Ce message , qui se situait explicitement sur un terrain apolitique n’a pas été entendu, ou a été contesté comme précisément apolitique.
Faire la guerre sans bombarder
En mai 1943, suite à ses demandes insistantes auprès des autorités, il obtient avec difficulté la permission de rejoindre à nouveau le groupe de grande reconnaissance 2/33. Il a réussi à être formé au pilotage de l’avion américain Lockheed Lighting P 38, C’est l’avion le plus rapide du monde, plus rapide que les chasseurs allemands. Les militaires américains le réservent aux pilotes de moins de 30 ans.
Il n’a pas « d’ivresse guerrière » et ses missions – néanmoins très risquées – consistent à rapporter des photos destinées à renseigner sur les positionnements adverses.
Antoine de Saint Exupéry : un mortel, pas un kamikaze
« Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. »
À René Chambe, son ami, général et écrivain, il avait dit : « Voyez-vous, Général, je hais notre époque. Après cette guerre, quand tout sera fini, nous ne trouverons plus rien que le vide. L’humanité, depuis des siècles, descend un immense escalier dont le sommet se perd dans les nuages et le bas dans un abîme d’ombre. Elle aurait pu le remonter, cet escalier, elle a choisi de le descendre. La décadence spirituelle est effrayante. Cela me sera bien égal si je suis tué pendant la guerre. Vivant, dans quel job pourrais-je me réfugier ? Il n’y a pas de job dans un tas de cendres ».
Commentest mort St Exupéry ?
Le 31 juillet 1944, Saint Exupéry, envoyé en mission de reconnaissance photographique dans la région de Grenoble-Annecy-Ambérieu, ne rentre pas. Les renseignements recueillis devaient servir en vue du débarquement de Provence prochain. Le matin, on s’aperçoit qu’il n’a pas dormi dans sa chambre. On n’a jamais su où il avait été. Au moment où l’équipe s’apprête à le remplacer, il rentre comme si de rien n’était pour se préparer à accomplir sa dernière mission.
Ses divers accidents l’ont handicapé. Son crash du Guatemala l’a laissé pratiquement paralysé du bras gauche. Pour enfiler sa combinaison chauffante, il doit se faire aider. Une fois installé dans le cockpit, il sait qu’il ne peut seul ni fermer sa verrière, ni l’ouvrir en cas d’incident. Il décolle à bord à de son puissant bimoteur Lightning P 38 F5B n- 223. Il a 44 ans et ce sera la mission de trop.
Que s’est-il passé ? Suicide ? Malaise ? Incident technique ? Abattu par un chasseur allemand ? Toutes les hypothèses ont été explorées, sans qu’on ait de réponse décisive, alors même que sa gourmette a été retrouvée en 1998 et que les débris de son avion au large de Cassis, près de l’archipel du Riou, ont été identifiés.
Antoine de Saint Exupéry : une légende
Où est le « vrai » Saint Exupéry ? Sans doute à la fois dans la légende et dans ce qu’elle cache. Saint Exupéry ne s’appartient plus. Il est devenu aussi bien le pilote perdu dans le désert que le Petit prince lui-même, l’homme de l’inachevé avec l’ébauche de sa Citadelle, l’homme célébré par ses amis, ses amours, ses camarades, sa famille et ses héritiers, le commandant disparu mort pour la France, le grand homme auquel la patrie est reconnaissante en l’inscrivant sur un des murs du Panthéon. Peut-être au fond est-il bien là où chacun l’a mis. Là où Consuelo parle de lui en parlant d’elle-même. Là où Guillaumet, Gavoille, Alias, Israël ou Chambe le placent parmi les leurs. Là où André Gide le préface, là où son grand ami Léon Werth déconstruit ce que les « biographes pressés » disent de lui. Là où sa mère pour laquelle il a une tendresse infinie le rassure. Là où le lecteur a déposé les souvenirs de ses lectures et de ses relectures. Là enfin où il a servi, sert et servira à se construire un idéal, tout en sachant que l’essentiel se cache loin derrière les mots.