- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 9 min
Quand Henri Demarquette, violoncelliste, rencontre le compositeur Michaël Levinas pour un concert de folie
‘Folie Violoncelle’ Beethoven/Levinas – Concert symphonique de l’Orchestre de Cannes du 3 décembre 2022, sous la direction musicale de Benjamin Levy, avec pour invité prestige, le violoncelliste Henri Demarquette.
‘Folie Violoncelle’ : Michaël Levinas, compositeur émérite, Henri Demarquette, soliste, violoncelliste remarquable, sont les protagonistes avec l’Orchestre National de Cannes dirigé par Benjamin Levy, le samedi 3 décembre 2022 au Théâtre Debussy à Cannes, d’un magnifique Concert Symphonique Beethoven/Levinas, un concerto pour violoncelle, une commande du Consortium Créatif, qui réunit l'Orchestre national Avignon-Provence, l’Orchestre National de Bretagne, l’Orchestre national de Cannes, l’Orchestre symphonique de Mulhouse et l’Orchestre de Picardie Haut-de-France.
« Dans la période que nous traversons, nous voulons garder cette foi et cet engagement dans ce qui a été l’esprit de la révolution française, qui a inspiré l’œuvre de Beethoven et qui a été le tournant entre deux siècles, le baroque et le classicisme. » (Michaël Levinas)
« L’auteur s’attend également à ce que l’interprète s’engage, que l’interprète s’approprie une œuvre et la restitue de la manière la plus personnelle qui soit. C’est aussi cette confiance qu’il peut y avoir entre un compositeur et un interprète. » (Henri Demarquette)
‘Folie Violoncelle’ Beethoven/Levinas - Concert symphonique - Orchestre de Cannes
Michaël Levinas, compositeur
Danielle Dufour-Verna/Projecteur tv –Vous venez de terminer une répétition de votre ‘Concerto pour Violoncelle’. Pouvez-vous, à chaud, m’en parler ?
Photo Lib/Alain Wicht Lausanne,le 5.4.2017
Michaël Levinas – C’est un concerto qui a été commandé par cinq orchestres. C’est un travail particulier parce que c’est une forme concertante purement instrumentale qui a été conçue pour un orchestre, plutôt de type Mozart, avec un soliste. C’est un matériau assez nouveau dans un travail de composition. J’ai beaucoup travaillé notamment sur des musiques mixtes. J’ai travaillé avec la voix, et la forme concertante est un enjeu particulier qui consiste à valoriser le soliste et valoriser un instrument qui a une très forte mémoire, à la fois mélodique et polyphonique. J’ai fait un long travail sur la question mélodique du violoncelle à travers une pièce préparatoire ‘Les lettres enlacées’ qui était une fusion et une polyphonie en double cordes d’écriture de ce violoncelle et un travail d’un orchestre en quatre mouvements, en donnant toujours au violoncelle un rôle essentiellement mélodique. J’ai écrit cette œuvre-là pour le très grand violoncelliste Henri Demarquette. Nous avons eu une grande collaboration autour de ce projet, une collaboration précédée par un travail de chambriste sur les sonates de Beethoven. Henri Demarquette a participé aussi, au tout début, à ce qu’on appelle la musique spectrale avec ‘L’itinéraire’ dont nous avons fait des concerts très expérimentaux, il y a longtemps. Ensuite nous avons fait l’intégrale des sonates de Beethoven. C’est là que m’est venue l’idée de ce Concerto pour Violoncelle pour Henri Demarquette à qui l’œuvre est dédiée.
DDV – Vous avez beaucoup travaillé sur Beethoven. Est-il contemporain ? Et pourquoi ?
Michaël Levinas – Tous les grands textes qui nous accompagnent, même s’ils ont été écrits au 17e siècle ont une résonnance contemporaine très importante. Pour Beethoven, la contemporanéité est très évidente parce que c’est un des premiers des compositeurs qui ont été au tournant des 18e et 19e siècles, donc au début de la modernité. Il a travaillé, dès le début, sur l’évolution de la lutherie. C’est quelque chose qui, aujourd’hui, continue à nous influencer. Dans ce sens-là, c’est une contemporanéité totale. Il y a également quelque chose de très particulier chez Beethoven, une foi dans la création et dans quelque chose qui serait un mouvement de la découverte musicale. Cela, c’est vraiment un esprit contemporain qui continue à nous accompagner aujourd’hui. L’œuvre de Beethoven est une œuvre qui, pour nous, a une actualité toujours présente.
DDV –Etes-vous d’accord pour dire qu’il était en avance de près de soixante ans sur son temps, surtout avec la 9e, la célèbre Ode à la joie, qui annonce un peu Gustave Mahler ?
Michaël Levinas – Vous employez un terme très caractéristique. Vous avez parlé d’avance. C’est effectivement très caractéristique de ce qu’on a appelé la modernité. Pendant tout le 20e siècle, il y a eu, dans la création, cette conviction que la création était toujours dans l’esprit de l’avance, voire de l’avant-garde. Dans ce sens-là, oui, il symbolise cet esprit de l’avant-garde.
DDV – L’œuvre de Beethoven est puissante. Elle transporte, elle personnifie toute la condition humaine. Est-ce en cela aussi qu’il est contemporain ?
Michaël Levinas – J’espère qu’il est contemporain en ce sens parce que nous sommes très attachés, en tous cas moi personnellement, et je pense que c’est aussi le cas d’Henri Demarquette, à cet esprit français de la Révolution française qui était le début de l’émancipation de la création et un grand espoir pour l’humanité. Dans la période que nous traversons, nous voulons garder cette foi et cet engagement dans ce qui a été l’esprit de la révolution française, qui a inspiré l’œuvre de Beethoven et qui a été le tournant entre deux siècles, le baroque et le classicisme.
DDV –Beethoven est considéré comme un innovateur non conventionnel, que rien n’arrêtait. Est-ce que vous retrouvez en Beethoven un peu de cette philosophie qui était sans doute chère à votre père philosophe ?
Michaël Levinas – J’ai partagé avec mon père cette conviction que la tradition européenne de la modernité et de l’émancipation sont des valeurs humanistes qui fondent l’espoir et qui surmontent la violence humaine.
DDV – Pourquoi concevez-vous l’écriture comme un acte spirituel ?
Michaël Levinas – L’acte d’écriture est en tous cas l’idée que l’œuvre est faite pour être transmise et qu’elle peut, en quelque sorte, transcender même la mort du créateur. Cet acte, en quelque sorte, résume la spiritualité et d’ailleurs, l’écrit est quelque chose qui est au fondement même de nos traditions judéo-chrétiennes des grands textes qui ont été écrits et que nous continuons à lire et à interpréter.
DDV –Qu’est-ce qui a déclenché en vous la passion de la musique ?
Michaël Levinas – La passion de la musique nait avec soi-même. Ce n’est pas quelque chose qui est un acte d’acquisition. La passion de la musique vous saisit avant même d’en avoir eu conscience.
DDV –Avez-vous déjà travaillé avec Benjamin Levy à la direction d’orchestre ?
Michaël Levinas –Oui, bien sûr, le dernier concert avant la COVID, avec l’Orchestre de Cannes, le 1er Concerto de Beethoven. Cela a été une forme de rencontre avec l’Orchestre de Cannes qui a préludé au travail de la création de ce Concerto.
Henri Demarquette, violoncelliste
DDV – Henri Demarquette, Michaël Levinas vous a dédicacé ce Concerto. Ce doit être très gratifiant...
Henri Demarquette – C’est un des meilleurs moments de la vie de l’interprète de pouvoir découvrir une nouvelle œuvre et de pouvoir la travailler avec son auteur. On a tellement de questions à poser à Beethoven. Aujourd’hui, on peut les poser à Michaël Levinas. C’est déjà quelque chose de très important. Ensuite, le fait de s’adresser aux compositeurs d’aujourd’hui, de travailler avec eux, de faire vivre leur musique avec eux, grâce à eux et réciproquement. Cela permet aussi, d’abord de faire vivre cette musique d’aujourd’hui, c’est très important, mais aussi de comprendre la musique du passé parce qu’il y a le rapport qu’il devait y avoir entre l’interprète et le compositeur du passé et somme toute probablement proche de celui d’aujourd’hui. Il y a également cette excitation de la nouveauté, cette excitation de la création, cette excitation de partir d’une page blanche jusqu’à une œuvre qui probablement, comme le disait Michaël, est un geste spirituel. Tout ce chemin est à faire ensemble, mais en construction, et ça, c’est formidable.
DDV – Est-ce que le grand Violoncelliste que vous êtes a l’appréhension, si petite soit-elle, de ne pas traduire exactement, dans votre interprétation, le sentiment que Michaël Levinas a voulu mettre dans sa composition ?
Henri Demarquette – Ce n’est plus de l’appréhension, c’est de l’angoisse profonde, c’est vrai. Mais, en même temps, d’après ce que je comprends, et je suis content que l’auteur soit là pour me contredire si besoin, l’auteur s’attend également à ce que l’interprète s’engage, que l’interprète s’approprie une œuvre et la restitue de la manière la plus personnelle qui soit. C’est aussi cette confiance qu’il peut y avoir entre un compositeur et un interprète. Cette confiance, c’est aussi un travail. J’imagine qu’il y a un moment –là je parle à la place du compositeur- où le compositeur coupe le cordon pour laisser l’œuvre vivre au-travers de l’interprète. Parfois il faut du courage en tant qu’interprète, de s’affirmer au travers d’une œuvre même lorsque le compositeur est présent.
DDV – C’est ce dont vous parliez, ce cheminement à faire ensemble qui fait, en fin de compte, que la composition d’une œuvre devient une œuvre faite à deux lorsque vous l’interprétez ?
Henri Demarquette – Oui, c’est vraiment un travail d’équipe. Il y a également l’Orchestre national de Cannes. Benjamin Lévy qui sculpte son orchestre, avec la découverte du langage, un langage nouveau à découvrir. Ce qui est formidable, c’est que la musique, de manière générale, tout cela est extrêmement vivant. Il y a déjà des concerts qui ont été donnés et c’est chaque fois différent, en fonction des circonstances, en fonction de l’orchestre, du chef d’orchestre, et de l’évolution qu’il y a dans l’écoute de chacun et dans le travail de chacun. J’ai fait beaucoup de progrès, fort heureusement (rires).
DDV – Avez-vous déjà joué des compositions de Michaël Levinas ?
Henri Demarquette –Jamais ! C’est la première composition que j’ai joué. J’ai trouvé cela très intéressant car j’ai dû me familiariser, découvrir littéralement, un langage nouveau, une sonorité nouvelle du violoncelle tout-à-fait personnelle, que je n’avais jamais rencontrée avant. Il m’a fallu un temps d’adaptation pour comprendre et suivre ce langage. Nous l’avons fait ensemble. Il y a eu toute une compréhension d’une partie du violoncelle que j’ignorais. C’est passionnant d’avoir des auteurs qui, avec toujours les mêmes quatre cordes, les mêmes depuis trois siècles, réussissent à créer une voix nouvelle. Ce n’est pas anecdotique. C’est une sorte de voix qui s’exprime et crée son univers musical.
DDV – Quand vous jouez ce concerto, vous pensez à Michaël Levinas, ou à la musique tout simplement ?
Henri Demarquette – Quand je joue Michaël Levinas, j’ai plutôt tendance à penser à lui. En même temps, quand je pense à Michaël Levinas, je sais très bien que son idée créatrice ne vient pas de rien, qu’il a pris les racines dans tout un passé, dans toute une culture, dans une civilisation. Cela on ne peut pas l’oublier. Cela veut dire que quand on joue de la musique, quand on joue un auteur, on pense la globalité de la musique et comment elle s’inscrit dans l’histoire ou du moins dans ce qu’on en connait.
Photo à la Une : © Yannick Perrin