- Auteur Victor Ducrest
- Temps de lecture 16 min
En quelques notes : Quand Offenbach créait la vie parisienne … La Gaîté en Musique !
La musique de Jacques Offenbach, grand compositeur et violoncelliste d’origine allemande et naturalisé français sous le Second Empire, a souvent été réduite à ce qu’il y a de plus facile et aguicheur, comme ses célèbres cancans. On l’a dit inventeur de l’opéra-bouffe, mais on a oublié que c’était aussi un compositeur de mélodies, de musique symphonique, de musique de chambre, et de musique sacrée. La Gaîté en Musique de Jacques Offenbach, en quelques notes …
Qu'est-ce que les œuvres de Jacques Offenbach pourront nous apprendre sur les mœurs du XIXe siècle ? Dans "La Vie parisienne", création explosive à laquelle les artistes d'aujourd'hui ne cessent de rendre hommage, il en dit à peu près tout.
À ceux qui font sourire on ne dit pas merci,
Sois ignoré, va donc, laisse la gloire à ceux qui font pleurer.
Je sais bien qu'on dit d'eux qu'ils sont " les grands artistes ",
tant pis ne sois pas honoré.
On n'honore jamais que les gens qui sont tristes,
Sois un paillasse, un pitre, un pantin que t'importe,
Fais le rire le public, dissipe son ennui,
On se souvient toujours si mal de ceux qui vous ont fait du bien.
Jean-Claude Brialy
On ne peut plus bouger ? On ne peut plus faire ensemble la fête, à cause de ce fichu Coronavirus ? Qu’à cela ne tienne, vivons la vie parisienne en quelques notes et enjouons-nous avec … Jacques Offenbach, le roi de l’opéra bouffe, cette forme de théâtre chanté, parente de l’opéra comique, de l’opérette et finalement de la comédie musicale. Comme l’indique Yves Coudray, le directeur artistique du festival Offenbach d’Étretat créé en 2005, en ces périodes difficiles, diffuser le rire, le spectacle, la joie, la musique, le partage et l’échange – même avec la « distanciation » – sont des mesures de salubrité publique.
Offenbach par Offenbach
Au journaliste du Figaro qui lui demandait en 1864 quelques détails sur sa vie, Offenbach lui répondit :
« Je suis venu au monde à Cologne : le jour de ma naissance, je me rappelle parfaitement qu'on me berçait avec des mélodies. J'ai joué de toutes sortes d'instruments un peu, de violoncelle beaucoup. Je suis arrivé à Paris à l'âge de treize ans. J'ai été au Conservatoire comme élève, à l'Opéra-comique comme violoncelliste, plus tard au Théâtre Français comme chef d'orchestre. J'ai frappé avec courage, mais vainement, pendant une dizaine d'années à la porte de l'Opéra-Comique pour me faire recevoir un acte. J'ai créé, alors, le théâtre des Bouffes Parisiens : dans l'espace de sept ans, je me suis reçu, monté et joué une cinquantaine d'opérettes. (…) Il me sera beaucoup pardonné parce que je me suis beaucoup joué. Je suis Français depuis trois ans, grâce à l'empereur qui a daigné m'accorder mes lettres de grande naturalisation. J'ai été nommé chevalier de la Légion d'honneur, il y a deux ans. Je ne vous parle ni de mes nombreux succès ni de mes quelques chutes : le succès ne m'a jamais rendu fier, la chute ne m'a jamais abattu. Je ne vous parlerai pas non plus de mes qualités, ni de mes défauts. J'ai pourtant un vice terrible, invincible, c'est de toujours travailler. Je le regrette pour ceux qui n'aiment pas ma musique, car je mourrai certainement avec une mélodie au bout de ma plume. »
On pourrait s’arrêter là. Mais tout de même, on aimerait en savoir un peu plus sur celui qui fit les délices du Paris de Napoléon III, tout en ayant été « sottement méprisé par de prétendus connaisseurs sots et snobs ! », comme le rappelle cette ministre fan d’art lyrique… Roselyne Bachelot.
Jakob Offenbach, fils d’Isaac Eberst
Le compositeur de « La Vie parisienne » est né juif allemand à Cologne en 1819, fils d’Isaac ben Juda Eberst (1779--1850) et de Miriam Rindskopf (1785-1840).
Le père Isaac, relieur de son métier, est surtout musicien. Né à Offenbach sur le Main, à côté de Francfort, il choisit pour patronyme le nom de sa ville natale quand, en 1808, Napoléon par le décret de Bayonne impose aux Juifs de l’Empire de prendre « un nom définitif » (qui ne soit pas hébraïque) pour mieux les comptabiliser.
Chantre de sa synagogue et surtout violoniste dans les tavernes de la ville, Isaac est également flûtiste, guitariste et compositeur, et entend bien faire de sa famille de dix enfants un véritable orchestre !
Jakob, son 7e fils et 2e garçon, fait montre de dons remarquables et travaille un peu toutes sortes d’instruments, et beaucoup le violoncelle. Une première partie de sa formation n’est pas très académique. Avec son frère Julius et sa sœur Isabella, son père monte un trio qui se produit dans les cabarets et au Carnaval de Cologne. D’un autre côté il lui fait apprendre le français et donner des leçons de violoncelle.
1833– Paris, le conservatoire et l’Opéra-Comique
Paris, même sans électricité, apparaît comme une ville lumière, et son conservatoire comme le sommet de l’éducation musicale. C’est aussi un endroit où un artiste juif peut espérer faire carrière. Quand Jakob, qui devient « Jacques », a ses 14 ans, son père l’emmène à Paris avec son frère aîné Julius (1815-1880) qui deviendra « Jules », compositeur, chef d’orchestre et élève de Paganini. Isaac arrive à obtenir pour son deuxième garçon un entretien avec le sévère Luigi Cherubini, le directeur du conservatoire et, après audition, à faire admettre son fils dans la classe de violon comme auditeur libre, les étrangers n’étant pas à l’époque admis dans ce prestigieux établissement. Il s’y ennuie fermement et volontairement n’y séjourne pas plus d’un an.
À 15 ans il trouve un emploi de violoncelliste à l’Opéra-Comique, situé à l’époque près de la Bourse. Le répertoire auquel il est contraint de se soumettre ne le réjouit pas vraiment. Et ses farces ne seront pas forcément du goût de sa hiérarchie, lorsque par exemple, au cours d’une répétition, il tire à intervalles réguliers sur la ficelle avec laquelle il a attaché des chaises et des pupitres vides. Ou encore quand, avec son voisin violoncelliste, ils s’amusent à jouer chacun une note sur deux de la partition, ce qui dénote une virtuosité certaine, mais un sérieux des plus contestables aux yeux du chef d’orchestre !
Il quitte l’Opéra-Comique au bout de deux ans et se tourne vers la composition. D’abord des valses jouées au Jardin Turc, un café musical du boulevard du Temple, aux bals de l’opéra ou de l’opéra comique. Ensuite une première comédie chantée « Pascal et Chambord », pièce qui sera jouée au Théâtre du Palais-Royal en 1839. Puis diverses productions qui le font connaître et en font un musicien respecté.
1844– Les beaux yeux d’Herminie valait bien une messe !
Certes, professionnellement, Offenbach côtoie de nombreuses femmes dans un milieu artistique qu’on n’a pas l’habitude de caractériser par sa pruderie. Mais celle qui le séduit en 1844 dans les salons de Mme de Vaux est une très jeune femme de 17 ans, Herminie d’Alcain, d’origine basque espagnole et fille d’un général carliste, traditionaliste et catholique. Sa famille met deux conditions à son mariage : aller à Londres faire valoir ses compétences et se convertir au catholicisme. Les deux conditions seront remplies : sa tournée londonienne est un succès et il sera baptisé à son retour.
1855 – Les Bouffes-Parisiens par Offenbach
Après avoir été pendant cinq ans chef d’orchestre à la Comédie-Française, Offenbach souhaite pouvoir librement jouer sa propre musique. L’occasion, lui en est donnée au moment de la première Exposition universelle de 1855 qui se tient sur les Champs-Élysées. À côté de l’immense palais de l'Industrie il obtient la location d'un petit théâtre de 300 places – les Bouffes-Parisiens – qu’il déménagera ensuite passage Choiseul, un passage couvert situé entre l’Opéra et le Palais Royal. On est encore à l'époque des privilèges où à chaque type de salle correspond un genre particulier de spectacle. L'Opéra ne joue que de l'opéra, l'Opéra-Comique que de l'opéra comique. Les Bouffes ne pourront jouer que des pièces en un acte avec pas plus de deux chanteurs sur scène, ce qui va amener Offenbach à contourner la contrainte en créant des personnages muets comme Croquefer qui porte des pancartes comme des bulles de bande dessinée pour s’exprimer ! Cette situation va aussi donner tout sons sens au nom d’« opérette » qui veut dire « petit opéra ».
Créé en 1858, « Orphée aux Enfers » est le premier ouvrage important donné aux Bouffes-Parisiens, un opéra-bouffe, dont le célèbre galop infernal deviendra le cancan qui se transformera – après la mort d’Offenbach - en un French cancan acrobatique et osé, destiné d’abord au public londonien.
Vous avez dit « opérette » ?
Offenbach a écrit plus de 130 ouvrages pour la scène. On l’a souvent qualifié de « roi de l’opérette ». Lui-même utilise ce nom pour caractériser ses œuvres lyriques légères sans pour autant les nommer ainsi sur ses partitions. Ce sont des « chinoiseries musicales » (comme « Ba-ta-clan »), des bouffonneries musicales (comme « Les deux aveugles »), des opéras-bouffes, des opéras féeriques (comme « Le Roi Carotte » ou « Le voyage dans la lune »), des opéras comiques (comme « La Fille du tambour-major », et des « opérettes » (comme "La Rose de Saint Flour")… Alors comment s’y reconnaître dans la vingtaine d’appellations qui sous-titrent les œuvres d’Offenbach ? Pour aller vite, disons que l’opéra-bouffe est un opéra comique avec des parties chantées et parlées dont le sujet est satirique ou parodique. Quant à l’opérette, on peut retenir avec Camile Saëns qu’elle est « une fille de l’opéra-comique ayant mal tourné, mais (que) les filles qui tournent mal ne sont pas toujours sans agrément ».
1866 – La Vie parisienne, une création d'Offenbach
« C'est insensé, c'est le genre Charenton, cela n'a aucune forme comme pièce, mais c'est amusant, grotesque, bouffon, et spirituel » Eugène Labiche
Offenbach, c’est "La Vie parisienne", celle qu’il a écrit sous forme d’opéra-bouffe, comme celle qu’il vit dans ce Paris du Marais, de l’Opéra et des Grands boulevards, ce Paris des touristes qu’on veut pigeonner et des bourgeois qui veulent se divertir, ce Paris où les femmes du « demi-monde » sont les reines du moment.
« La Vie parisienne », créée au théâtre du Palais-Royal le 31 octobre 1866 sur un livret de ses collaborateurs attitrés - Henri Meilhac et Ludovic Halévy -, décrit cette « époque étourdie et charmante du Second Empire ». Après la représentation, le célèbre vaudevilliste Eugène Labiche (1815-1888) écrit : « C'est insensé, c'est le genre Charenton, cela n'a aucune forme comme pièce, mais c'est amusant, grotesque, bouffon, et spirituel ».
La collaboration du trio Offenbach – Meilhac – Halévy marque ce moment original qui a produit à partir de 1862, outre « La Vie parisienne » (1866) les chefs d’oeuvre typiquement français que sont notamment "La Belle Hélène" (1864), "Barbe-bleue" (1866), "La Grande-duchesse de Gerolstein" (1867), "La Périchole" (1868), dans lesquels la célèbre soprano Hortense Schneider, qu’on disait diva capricieuse et femme entretenue, joua les premiers rôles qui en firent la reine de l’opérette pendant plus de vingt ans.
1867– La deuxième Exposition Universelle : tout n’était alors qu’insouciance et bonheur
Henri Lavedan, le journaliste et auteur dramatique qui prit à l’Académie Française le fauteuil de Meilhac raconte dans son discours de réception sous la Coupole :
"Pendant dix ans, texte et musique du musicien et des librettistes rivalisèrent de fantaisie et de trouvailles, pour atteindre en 1867, pendant la durée de l’Exposition, leur summum d’hilarité, la dernière expression de leur folie. La vieille capitale de Louis-Philippe, taillée et transformée par Haussmann, embellie de jardins par Alphand, avait attiré et englouti le peuple des étrangers accourus de tous les points du globe … Jamais, le long de nos boulevards, on ne croisa tant de souverains. Deux fois l’Empereur vint applaudir la Grande-Duchesse (de Gérolstein), et l’Impératrice aussi, les rois de Bavière, de Portugal et de Suède, le Czar, tous les grands-ducs … ». Tout n’était alors qu’insouciance et bonheur."
Plus d’un avertisseur chagrin croyait bien sentir la tempête. On ne voulait rien entendre. On prenait le temps comme il était, et il était vraiment radieux…Partout des drapeaux, des oriflammes, des guirlandes de verdure et de fleurs, des mâts enrubannés, des ballons, des illuminations … des : Vive l’Empereur ! Vive le Roi ! Vive le Sultan ! Vivent les femmes ! Vive tout ! et les hymnes de vingt nations se répondant avec la plus admirable et la plus rassurante des fraternités !
1870 Allemand de naissance, français de cœur
Et puis c’est la guerre de 1970. Offenbach avait été naturalisé français dix ans auparavant. Au moment de la déclaration de guerre franco-prussienne, il doit choisir entre sa patrie d’origine et sa patrie d’adoption. Et c’est pour la France qu’il se prononce. Il met sa famille à l’abri en Espagne et part d’abord pour Étretat, puis Bordeaux, Milan, Vienne… Après la guerre, il écrit :
« Ah ! les horribles gens que ces Prussiens et quelle désolation pour moi de songer que je suis né sur les bords du Rhin et que je tiens par un fil quelconque à ces horribles sauvages. Ah ! ma pauvre France, combien je la remercie de m’avoir adopté parmi ses enfants ».
On se doute que l’Allemagne lui en a voulu. Mais on comprend moins bien les réactions de la presse française qui ne fut pas en reste, et ne put s’empêcher de le qualifier faussement de « prussien de cœur ».
Quoiqu’il en soit, la guerre a sonné le glas du Second Empire et la IIIe République veut oublier la défaite, les désastres militaires, les bombardements et les privations. Les goûts changent et le public boude l’opéra-bouffe pour se tourner vers le grand spectacle et la féerie. Ce que lui proposera Offenbach « nouvelle manière », avec par exemple « Le Roi carotte », une satire politique de Napoléon III créée en 1872 au théâtre de la Gaîté, ou « Le voyage dans la lune », inspiré de Jules Verne et créé également dans ce même théâtre en 1875.
1876– Le Voyage en Amérique
Au printemps 1875, il vient de signer la faillite du théâtre de la Gaîté - il en était le directeur depuis 1873 -, et il est ruiné. Il ne veut plus entendre parler d'opéra ni de créancier, mais il a pourtant besoin de se renflouer et on lui propose une tournée de deux mois à Philadelphie et à New York à l'occasion du centenaire de la création des États-Unis : 30 concerts à assurer avec des cachets faramineux, 1 000 dollars par concert. Il décide de partir et son voyage en Amérique fut l’objet du seul livre qu’Offenbach ait jamais écrit. Au cours de ses 26 chapitres, il va de surprises en émerveillements et décrit sa visite aux chutes du Niagara, le monde de la presse, les théâtres, les restaurants, les courses. Bien sûr, il ne manque pas de consacrer quelques pages aux femmes américaines : « d’abord elles sont jolies dans une proportion qui est inconnue à Paris. Sur cent femmes qui passent, il y en a quatre-vingt-dix qui sont ravissantes », et ce n’est que le début du dithyrambe… Le triomphe de la tournée s’est donc accompagné d’une découverte inattendue du nord de la Côte Est !
1880– Offenbach meurt « le plus parisien des musiciens »
Malade de la goutte, Offenbach décède en octobre 1880 à Paris dans son appartement du boulevard des Capucines. On lui organise des funérailles d'État à la Madeleine. Inhumé au cimetière Montmartre, il est enfin « devenu le plus parisien des musiciens ». Mais il ne pourra pas terminer complètement le grand opéra fantastique qu’il a mis plus de vingt ans à écrire, « Les Contes d’Hoffmann », chef d’œuvre romantique « d’une inquiétante étrangeté » créé en février 1881 à l'Opéra-Comique de Paris.
« Génie et originalité »
Après sa mort, la musique d'Offenbach s’est trouvée souvent réduite à ce qu’il y a de plus facile et aguicheur, comme ses célèbres cancans. En fait, dans toute sa vie de compositeur, il n’en écrivit que trois ! On l’a dit inventeur de l’opéra-bouffe, mais on a aussi oublié que c’était aussi un compositeur de mélodies, de musique symphonique, de musique de chambre, et de musique sacrée, notamment de choeurs hébraïques datant de 1841 retrouvés récemment.
Sur les 650 opus recensés, on compte une centaine d’ouvrages lyriques. Il faut dire que l'on ne retrouve cette musique lyrique populaire que depuis quelques décennies. Une musique théâtrale qui met en scène des personnages surprenants dans une période qui conjugue les oppositions : autoritaire puis libérale, impériale et républicaine, progressiste et réactionnaire, prospère économiquement et défaite militairement, bonapartiste et communarde. Béjart, Carsen, Nadine Duffaut, Polanski, Savary, parmi d’autres n’y ont pas été pour rien.
Interrogé sur les deux mots qui qualifieraient le mieux Offenbach, cet amateur de jeux, de femmes et de cigares, l'historien Jean-Claude Yon répond :« génie et originalité, parce que c'est quelqu'un qui a écrit une musique qui ne ressemble à rien d'autre ». Si Jacques Offenbach s’est beaucoup servi de ses contemporains, notamment pour les pasticher, il n’a en effet jamais été lui-même copié.
« Muse infatigable et féconde, ces airs joyeux qu’il écrivait s’en allaient à travers le monde, et le monde les répétait », dit de lui son comparse Henri Meilhac, à l’inauguration de son buste, le 19 novembre 1880.