- Auteur Viviane Le Ray
- Temps de lecture 7 min
Rencontre intemporelle … Giulietta Masina : « Le 7ème Art est une fable… »
C’était hier…
Cette année-là, 1989 au Festival International de télévision de Monte-Carlo, devant mes yeux une apparition magique « La grande Dame du cinéma italien » : « La Masina » était là devant moi, fluette, tanagra aux yeux de braise, à jamais reine de « La Strada », des « Nuits de Cabiria » mais aussi de « Juliette des esprits » : l’esprit ça pétille chez la muse du grand maître du 7ème Art, Federico Fellini, son époux depuis 45 ans : “Ça fonctionne toujours merveilleusement bien entre nous aussi bien comme mari que comme metteur en scène” me confiait l’attendrissante Giulietta. “Ils” ont beaucoup choses de la vie en commun « Les Fellini » dont une insolite, pas de voiture : « Nous marchons dans les rues, nous avons besoin de rencontrer, de connaître les gens… » Pas étonnant, qu’à ma demande d’interview au téléphone, sans me questionner sur mon pedigree « Giulietta » m’ait simplement répondu : “Je vous attends !”
C'était hier... en 1989 avec Giulietta Masina, la grande dame du cinéma italien dont le film "La Strada". Interview de la muse de Federico Fellini pendant 45 ans, ses films, sa vie, sa biographie ...
Giulietta Masina, "la grande Dame du cinéma italien"
Muse du grand maître du 7ème Art italien, Federico Fellini
Viviane Le Ray : Giulietta Masina, votre sentiment à la sortie en salle de « La Strada » ?
Giulietta Masina : J’étais très émue, sans doute parce que le film est signé Fellini, mais aussi parce que j'ai la faculté de devenir spectateur, je ne me regarde jamais en tant qu'actrice. Peut-être que je plais davantage à d'autres personnes dans « Les Nuits de Cabiria » ou d'autres films, mais lorsque je suis dans une salle obscure je fais partie du public, La "Strada" est un bon film pour la spectatrice, la femme que je suis était très, très émue…
V.L.R : Le mot italien « strada » », la « rue » en français, est devenu universel. Comment jugez-vous « votre Strada » en tant que « route de la vie » ?
"Après la pluie le soleil brille" n'est pas une phrase aussi banale qu'elle en a l'air.
Giulietta Masina : On ne change pas les hommes. On s'habille autrement, on porte un masque comme au carnaval, mais l'Homme demeure l'Homme. On pleure, on rit de la même manière. L'ambition, la haine, l'amour sont l'apanage de la créature humaine que nous sommes tous… Je suis heureuse d’être née à une période de l’Histoire de l’humanité si riche d’émotions, d’événements beaux ou laids mais forts. Nous connaissons dans nos vies beaucoup de douleurs, d’angoisses, mais la tragédie, la peur ne sont pas insipides, elles forgent l’expérience. Ce que je vais dire est terrible : la souffrance est nécessaire, on ne peut marcher sur la "Route de la vie" dont vous parlez sans souffrir c'est-à-dire comme une oie crétine! La vie c’est comme le ciel avec ses éléments déchaînés, la pluie, le vent, l’orage, les éclairs : "Après la pluie le soleil brille" n'est pas une phrase aussi banale qu'elle en a l'air. Ce qui est tragique pour l'Homme dans notre société violente c'est que peu de jeunes ont la foi et l'espoir. Le danger pour l'avenir de l'Homme c'est là qu'il se situe…
V.L.R : Vous êtes invitée à Monte-Carlo, dans le cadre d’un Festival de télévision, alors que le cinéma est en crise, à vos yeux est-il en danger face au petit écran ?
Le 7è art est une fable ...
Giulietta Masina : Le cinéma est en crise c’est vrai. L'une des raisons de cette crise est précisément la grande concurrence de la télévision qui coûte moins cher que le cinéma, elle est aussi plus pratique : "On reste chez soi" ! A mon avis nous sommes dans un passage délicat, la télévision et le cinéma devront se « redimensionner… » La concurrence d'un « produit » vient toujours de sa qualité, en conclusion : le cinéma a le devoir de réaliser de très bons films. Devant le petit écran on ressent le besoin du grand écran, d’un véritable spectacle à part entière. Nous avons besoin d’être assis dans une salle obscure, dont il émane quelque chose qui relève de la magie du partage, une magie propre au cinéma, au théâtre, à l’opéra au music-hall même… La télévision n'est pas magique, on se sent seul, une salle de cinéma est vivante, elle vibre : le 7è art est une fable...
V.L.R : Le Cinéma c’est la poésie, l’émotion, la critique sociale aussi… il me semble ne pas voir beaucoup de poésie sur le petit écran, mais des mélos de bas étage, de la violence, du sang, de la haine… La télévision, malgré ses imperfections, peut-elle aider le cinéma ?
« Il faut faire de la télévision et avec l’argent de la télévision faire du cinéma ! »
Giulietta Masina : Naturellement, d’ailleurs c’est enfantin : « Il faut faire de la télévision et avec l’argent de la télévision faire du cinéma ! ». Il est possible avec de la volonté de réaliser une bonne télévision, j’ai participé à de bons programmes, je ne renie pas ce que j’ai fait parce que c’était de la télévision valable, j’ai tourné dans deux séries avec de bons sujets qui nous ont valu d’excellentes critiques des professionnels et même du public. Malheureusement les bons sujets ne font pas florès… De nos jours un personnage nous fait cruellement défaut : le producteur ! Pour révéler des écrivains, des dialoguistes, des acteurs, des réalisateurs, il faut un producteur. Le producteur qui mise, prend des risques n’existe plus. Il fut un temps où le producteur disait « Toi, Fellini, fais-moi lire ton sujet. Tu as une intuition ? : « Vas-y » ou « Toi, Bergman, toi Visconti, Lattuada, Antonioni, Germi : « Fonce ». A la télévision il faut présenter son sujet à dix, vingt, trente « employés » avant qu’il soit accepté, cela s’appelle la bureaucratie ! C’est terriblement compliqué pour un jeune d’aujourd’hui d’être écouté, compris. Les producteurs ne jouent plus à la roulette…
V.L.R : Les producteurs font défaut, j’ai envie d’ajouter les vraies « stars » aussi… Qu’est-ce qu’une « star », Giulietta Masina ?
Giulietta Masina : Je vous avouerai que je ne sais pas vraiment ce qu’est une star, mais ce que je peux vous dire c’est que pour moi c’est le public qui crée une star, la star le séduit par sa beauté, son talent, jamais par la publicité, jamais par le matraquage médiatique… « on » a souvent tenté de fabriquer des stars, le public ne les a pas acceptées, elles sont devenues, mannequins, cover-girls !
V.L.R : Quelle est la démarche, la philosophie de l’acteur, la vôtre ?
"En 35 ans de ma vie d'actrice j'ai seulement tourné 9 films, mais ces films ont été 9 voyages..."
Giulietta Masina : Chacun de nous est unique. Pour ma part tourner c’est être en vacances, des vacances à nulle autres pareilles… Nous rêvons tous d'aller dans des pays merveilleux, moi, je rêve d'entrer dans le corps, l'âme d'un personnage, d’une héroïne, d’une femme, je m'habille de ses sentiments, en revanche je suis incapable de passer ma vie sur des plateaux, j’ai la nécessité de vivre en dehors du champ des caméras, c'est pourquoi je dis être en vacances lorsque je tourne. Un rôle doit m'amuser, m’émouvoir. Je ne peux pas interpréter un personnage que je n’aime pas, qui ne m’amuse pas. C'est pourquoi en 35 ans de ma vie d'actrice j'ai seulement tourné 9 films, mais ces films ont été 9 voyages... J’ai aussi besoin de vivre comme tout le monde, de me promener, de faire mon marché, de vivre, Fellini l’a compris. Quand je tourne je me comporte comme un soldat, il me faut une avoir une grande discipline, un ordre intérieur et extérieur, un grand équilibre. Il faut savoir attendre, s’adapter à cet espèce de voyage avec une grande famille, c’est là que je touche au merveilleux, un tournage c’est une aventure très forte. Je deviens complice d'un rêve. Le tournage d’un film c'est toujours un western !
V.L.R : Face à vous, Giulietta Masina, en conclusion, comment ne pas évoquer le génie de Federico Fellini : est-ce difficile de vivre avec un génie ?
Giulietta Masina : Je vais vous faire une confidence : "C'est plus facile de vivre avec un génie qu'avec un crétin..."
Le génie Fellini est capricorne, la grande Dame est poisson ascendant gémeaux, le mariage de la terre et de l’eau ne pouvait enfanter que des jumeaux : ces deux là même la camarde n’a pas osé les séparer ou si peu : « Federico » s’éteindra le 31 octobre 1993, à Rome, « Giulietta », à peine un an plus tard, le 23 mars 1994, à Rome…