- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 16 min
Au MUCEM, Un abécédaire pour ‘Une autre Italie’, la vraie de A à Z
« A » comme « Antichità », « B » comme « biscotti », « C » comme « costumi », « D » comme « devozione »… L’exposition « Une autre Italie » propose un abécédaire en 21 lettres (de l’alphabet italien !), composé à partir des collections du Mucem, à voir jusqu’au 10 octobre 2022. “Le musée doit susciter le plaisir, l’étonnement, apporter de la culture au sens large, de permettre aux gens de se poser des questions et leur fournir les éléments pour construire eux-mêmes des réponses.” Rencontre avec Raphaël Bories, commissaire de l’exposition.
Une autre Italie, de A à Z. L'exposition temporaire sous forme d'abécédaire pour découvrir "une Italie qu’on a un peu moins l’habitude de voir au musée en France". À voir jusqu'au 10 octobre 2022 dans la salle des collections du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), à Marseille.
Une autre Italie de A à Z, l'exposition à voir jusqu'au 10 octobre 2022 au MUCEM
Depuis l’Antiquité, l’Italie exerce une influence et une fascination aussi durables que profondes en Europe et en Méditerranée. Des fastes ensevelis de Pompéi au prestige des cités de la Renaissance, et des canaux de Venise aux splendeurs de la Rome pontificale, peu de contrées suscitent un imaginaire aussi riche et foisonnant. Mais à côté de cette Italie aussi prestigieuse qu’elle est aujourd’hui touristique, il est possible d’en dessiner une autre, plus modeste mais tout aussi diverse et créative : celle du peuple, de son quotidien et de ses fêtes, de ses croyances et de ses coutumes, de ses costumes et de son artisanat. C’est dans le sud du pays et dans les hautes vallées alpines que nombre des objets présentés dans cette exposition ont été collectés, souvent par des ethnologues qui partaient en mission en Calabre ou dans le Val d’Aoste comme ils auraient pu le faire en Afrique ou en Amazonie.
Mucem © Mucem / Monique de Fontanès
En effet, c’est dans ces régions les moins riches que les modes de vie populaires traditionnels se sont maintenus le plus longtemps, celles-ci n’ayant été marquées que tardivement par les grandes transformations de la société moderne et industrielle. Malgré tout, là-bas aussi, et comme ailleurs en Europe, la plupart des éléments qui caractérisaient les sociétés traditionnelles ont disparu dans la seconde moitié du XXe siècle. D’autres éléments de la culture dite « populaire » ont alors pris le relais et fait l’objet d’études et de collectes, comme le football ou le graff, marqueurs évidents d’une nouvelle évolution : le peuple étudié n’est plus celui des campagnes et des villages, mais celui des grandes villes. De la Rome antique aux stades de football, de la céramique à l’orfèvrerie, et des Alpes à la Sicile : le Mucem vous mène à la découverte d’une autre Italie ! (sources www.mucem.org)
Raphaël Bories, commissaire de l’exposition d'Une autre Italie - Conservateur du patrimoine, responsable du pôle Religions et croyances - MUCEM
Danielle Dufour Verna/Projecteur TV –Comment vous est venue l’idée de répertorier ces pièces de collection du Mucem sous la forme d’un abécédaire italien et pourquoi ?
Raphaël Bories – La forme de l’abécédaire qui montre les collections du MUCEM est le format qui a été retenu il y a quelques années pour cette salle d’exposition. Ce projet s’inscrit dans une succession d’autres abécédaires comparables et sur des thématiques différentes. Le précédent était sur les métiers d’art, auparavant il y en avait un sur la résistance, sur l’amour. En fait, celui-ci est le premier qui porte sur une thématique géographique. Si j’ai choisi l’Italie, c’est par goût et par compétence personnelle. De formation, je suis historien médiéviste, spécialiste de l’Italie du XIVe et XVe siècles et quand je suis arrivé au MUCEM je me suis demandé dans quelle direction j’allais faire porter mon travail. L’un des axes sur lequel je me suis orienté c’est de travailler de manière géographique sur l’Italie puisqu’outre l’Italie du Moyen-Âge, je connais bien l’histoire sociale culturelle, politique de l’Italie en général. Je me suis intéressé aux collections que l’on conservait et je me suis rendu compte qu’elles étaient d’une grande richesse et que, finalement, elles dressaient un peu le portrait de ce que j’ai appelé justement ‘Une autre Italie’, le titre que j’ai donné à l’exposition, c’est à dire une Italie qu’on a un peu moins l’habitude de voir au musée en France, que ce soit pour les thématiques qui sont retenues, qu’il s’agisse des costumes traditionnels, qu’il s’agisse de l’artisanat, de la poterie par exemple, du football, du graff, de la religion, de la dévotion populaires, de masques, de fêtes, de carnaval, des amulettes etc. Ces objets présentent un caractère inhabituel par rapport à ce que l’on voit dans les musées de Beaux-arts qui sont plutôt de grands tableaux de la Renaissance italienne ou encore les antiquités romaines. C’est un peu cet angle d’approche-là que j’ai souhaité suivre.
Bois et stuc peints, corde, cuir, métal, 142 cm x 122 cm x 80 cm.
Mucem
© Mucem / Marianne Kuhn
DDV – Vous parlez de géographie ; il y a 21 pièces pour combien de régions ?
Raphaël Bories – Je n’ai pas le nombre exact en tête. Je peux citer la Sicile, la Sardaigne, la Calabre, la Basilicate, les Pouilles, la Campanie, le Molise, les Abruzzes, les Marches, le Latium, l’Ombrie, la Toscane, l’Emilie Romagne, la Ligurie, le Piémont, le Val d’Aoste, la Lombardie, la Vénétie, la Vénétie Julienne… Géographiquement, dans l’exposition, on est plus centré dans le sud de l’Italie, particulièrement la Calabre. Beaucoup de ces collections ont été acquises directement sur le terrain au cours d’enquêtes par des ethnologues, en particulier par une personne qui travaillait au Musée de l’Homme et qui a fait beaucoup d’enquêtes sur le terrain en Calabre dans les années 50, 60, 70, jusque dans les années 80, Monique Roussel de Fontanès. La manière dont elle travaillait est d’ailleurs très intéressante ; dans les années 50, c’était une jeune femme parisienne qui venait tout juste d’apprendre l’Italien et qui s'est retrouvée dans le sud de l’Italie, toute seule, en 1952, en 1953, au moment où c’était encore une région très marquée par le sous-développement et où les gens ne comprennent absolument pas ce qu’elle vient faire. Les gens se demandaient pourquoi une jeune femme se déplaçait seule à l'étranger et pourquoi son mari l’a autorisée ou son père l’autorisait à le faire. Ça a un côté très rocambolesque. Au début elle devait se faire aider par les Barons locaux qui finalement refusent de l’aider car ils ne veulent pas qu’elle mette le nez dans leurs affaires et dans la manière dont ils traitent les paysans. C’est finalement le parti communiste de la région qui va l’aider à se déplacer en voiture, ce qui est très significatif de l’histoire italienne de cette période. C’est un côté aussi assez romanesque puisque c’est l’histoire de l’Italie à cette époque. Quoi qu’il en soit, tous ces objets qu’elle a collectés directement sur le terrain viennent donc, pour beaucoup de Calabre. Nous présentons aussi une belle statue de procession qui vient de la région des Marches sur les bords de la mer Adriatique, qui représente Notre-Dame de Lorette, liée à ce grand pèlerinage de l'époque moderne et qui est une acquisition très récente qui a été faite par le musée avec le soutien financier des Amis du Mucem.
DDV – En ce qui concerne les Pouilles, avez-vous mentionné la Tarente ?
Raphaël Bories – On n’en parle pas directement car on n’a pas de collection sur ce sujet-là. L’ambiance sonore de l’exposition présente toutefois des tarentelles, des musiques qui étaient jouées pour désenvouter en quelque sorte les femmes. On retrouve beaucoup d’objets qui sont liées à des croyances populaires assez comparables comme le mauvais œil. On a une très belle collection en revanche d’amulettes, d’ex-voto thérapeutiques qui étaient donnés par des fidèles à des différents sanctuaires en remerciement d’une guérison. On en a en cire, on en a en métal, on en a même qui sont en pain d’épices, certains sont peints. On a un très bel ensemble relatif à ces pratiques magico-religieuses du sud de l’Italie dont la tarentelle fait partie.
Bordure ajourée ornée de motifs floraux et de cinq anges, argent, 15.7 cm x 17.8 cm x 0.66 cm.
Collection d'ethnologie d'Europe, Muséum national d'histoire naturelle, en dépôt au Mucem
© MNHN, photo Mucem
DDV – Il y a une toile de Carlo Levi pour la Basilicate, qui a écrit ‘Cristo si è fermato a Eboli’. Elle est à quelle lettre de l’alphabet ?
Raphaël Bories – Elle est à la lettre S comme Sud, où il est question justement de la question méridionale et aussi de sa perception. Comme beaucoup d’objets viennent du sud, il s’agit de parler de la manière dont le sud est perçu à côté de la toile de Carlo Levi qui représente ces paysans de Lucanie et qui est un autre achat que j’ai fait spécifiquement pour le musée, pour cette exposition. À la lettre S est aussi présenté un tableau français de la fin du XIXe siècle qui représente un bandit de Calabre en train de mourir après avoir été capturé par des soldats piémontais et qui s’apprête à être exécuté. C’est aussi montrer, vu de la France, comment on percevait le sud de l’Italie au XIXe siècle, le brigandage, un territoire un peu dangereux. Il y a même des opérettes sur les brigands de Calabre. Avec ‘Cristo si è fermato a Eboli’ de Carlo Levi on met le doigt sur le sous-développement et la pauvreté du sud de l’Italie.
DDV – A ce propos, pensez-vous que la misère peut, en partie, expliquer la dévotion, le fétichisme, les amulettes etc. ?
Raphaël Bories – C’est une question intéressante parce que c’est vraiment un débat qui a eu lieu parmi les intellectuels italiens justement de la deuxième moitié du XXe siècle. C’est un peu toute la théorie des intellectuels d’inspiration marxiste notamment qui ont développé cette thèse, qui ont travaillé sur ce sujet que ce soit Ernesto de Martino ou Annabella Rossi qui expliquaient que justement les phénomènes de dévotion extrêmement spectaculaires que l’on retrouve dans le sud de l’Italie sont liés directement à la pauvreté. Je pense effectivement qu’il y a une partie qui s’explique ainsi pas forcément dans leur origine, mais plutôt dans leur persistance. Parce qu’on retrouve finalement dans le nord ou le centre de l’Italie aux XIVe, XVe, XVIe siècles la même chose que ce qu’on voit au XXe siècle dans le sud. En fait, ce sont juste des phénomènes qui ont disparu plus rapidement car le développement économique a été plus précoce parce que l’industrialisation a été plus précoce. Et comme l’industrialisation a touché le sud de l’Italie plus tardivement ou ne l’a pas touchée, cela a persisté plus longtemps.
DDV –Il y a dans la collection une très belle figure de santon vendeur de citrons. Pensez-vous que certains de nos santonniers provençaux ont raison de faire entrer l’actualité dans leurs crèches comme l’ont fait les Napolitains par exemple avec Maradona ?
Bois et plâtre peints, 17.5 cm x 19.5 cm x 11.5 cm.
Collection d’ethnologie d’Europe, Muséum national d’histoire naturelle, en dépôt au Mucem
© MNHN, photo Mucem/Marianne Kuhn
Raphaël Bories – C’est toute la question, qui est une question très intéressante sur comment on adapte la tradition à la modernité et est-ce qu’on a raison de le faire. Est-ce que la tradition est quelque chose qui doit rester figée parce qu’elle est liée à des modes de vie qui n’existent plus ou bien est-ce qu’on essaie de la maintenir vivante en l’adaptant à notre société contemporaine ? Je pense que c’est intéressant de faire des tentatives pour adapter justement les traditions à la modernité. D’ailleurs, c’est aussi, finalement, une petite partie de l’exposition Une autre Italie. On ne reste pas uniquement dans cette Italie traditionnelle mais il y a des ouvertures vers le monde plus contemporain. A la lettre U, on a les Ultras de football avec de très belles photographies d’Ultras turinois en 1970 et, on parlait d’une crèche, on a un objet qui a fait le tour du monde, ou encore une crèche sur un terrain de football faite dans les années 2000 par une écolière qui réagissait à la mort d’une trentaine d’écoliers des Pouilles morts dans un tremblement de terre avec la maitresse de leur école. Dans les tribunes, des petits angelots qui représentent chacun des enfants morts à ce moment-là. Il s’agit d’un objet très intéressant pour les mélanges entre tradition, modernité et réaction émotionnelle à des évènements tragiques.
DDV – Egalement l’engouement et l’impact du football sur la population italienne…
Raphaël Bories – Tout à fait, oui.
Bois, 24 cm x 26 cm x 7.5 cm. Collection d’ethnologie d’Europe, Muséum national d’histoire naturelle, en dépôt au Mucem
© MNHN, photo Mucem
DDV – Quel regard le visiteur pose-t-il sur l’exposition et qu’aimeriez-vous susciter chez lui, peut-être une réflexion plus profonde ?
Raphaël Bories – La première réaction que j’aimerais susciter, je pense, c’est une réaction de découverte. Moi-même en travaillant sur cette collection, il y a beaucoup de choses que j’ai découvertes, beaucoup d’objets que j’ai découverts à la fois intéressants en eux-mêmes, qui ont une valeur esthétique, et qui , sont liés à des histoires de vies J’ai essayé, à partir de ces collections, à la fois de faire découvrir le regard porté sur l’Italie par les ethnologues français et d’inciter à une découverte d’autres choses, de la Calabre, du Val d’Aoste par exemple : à travers une présentation de ces objets, l’objectif est susciter un intérêt plus large pour ce que l’on peut voir dans notre pays voisin, qu’on connait bien par certains aspects, et dont on ignore d’autres.
DDV – Un élargissement didactique ...
Raphaël Bories – C’est cela. C’est le but. Après, il y a plusieurs niveaux de lecture, et il y a quelque chose qui, à moi, me tenait à cœur dans le travail, c’était aussi de remettre en valeur le travail de mes prédécesseurs et en particulier de Monique de Fontanès sur le terrain, et de recréer la cohérence, le lien parfois perdu entre les objets, les photographies et la documentation dans les archives. Pour cela j’ai exposé plusieurs de ces photographies d’une très grande richesse. J’organise d’ailleurs une exposition de ses photographies en septembre avec l’Institut Culturel Italien de Marseille, où je donnerai une conférence sur les enquêtes de Monique de Fontanès.
DDV – Pensez-vous que l’humanisme doit être un des fils conducteurs dans la vie d’un musée et quelle est votre conception d’un musée comme celui du MUCEM, que doit-il apporter à la population ?
Raphaël Bories – Une question difficile, je vais essayer d’y répondre le mieux que je peux. Oui, l’humanisme doit être au cœur d’une manière ou d’une autre de tout musée. Le musée est une institution humaine au cœur de la cité et une des questions que l’on peut se poser à mon sens, c’est : qu’est-ce-qu’on apporte finalement à la société dans laquelle on se trouve ? Il y a plusieurs réponses je pense et il faut essayer de les concilier pour que ce soit à l’échelle d’un projet ou à l’échelle de l’institution dans son ensemble. D'abord apporter une sorte de délectation, de plaisir, aux visiteurs parce que cet aspect-là ne doit pas être méprisé au fil de considérations plus élevées, scientifiques, etc. Avoir du plaisir à venir au musée, c’est extrêmement important, l’objectif étant que le plus grand nombre de visiteurs puisse trouver quelque chose quel que soit leur niveau de connaissance préalable. C’est ensuite viser la pédagogie, apporter quelque chose en plus aux visiteurs, que ce soient des éléments de réflexion sur la société dans laquelle ils vivent à travers des exemples historiques de ce qui a pu se passer auparavant ou à travers la mise en exergue de telle ou telle question contemporaine. Notre but n’est pas d’apporter des réponses toutes faites, c’est plutôt, à mon sens en tous cas, de susciter une réflexion, d’apporter des éléments pour nourrir la réflexion plus que d’apporter des réponses. Le musée pour moi doit susciter le plaisir, l’étonnement, apporter de la culture au sens large, de permettre aux gens de se poser des questions et leur fournir des éléments pour construire eux-mêmes des réponses.
Informations pratiques, réservations, billetterie "exposition Une Autre Italie de A à Z au MUCEM"
Mucem, fort Saint-Jean— Salle des collections.
04 84 35 13 13
reservation@mucem.org
Le Mucem est ouvert tous les jours sauf le mardi.
Fermeture exceptionnelle les 1er mai et 25 décembre
Ouverture les mardis 2, 9, 16 et 23 août 2022 de 10h à 20h.
Du 9 juillet au 30 août 2022 : 10h—20h
Du 31 août au 6 novembre 2022 : 10h—19h
Photo à la Une : D comme Dévotion / Devozione - La Semaine sainte à Nocera Terinese, Italie, 1971.
Mucem © Mucem / Monique de Fontanès