- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 16 min
Amexica – Marie Baronnet – Centre de la photographie de Mougins : Entre perte et espoir
Du 4 mars au 4 juin 2023, le Centre de la photographie de Mougins propose l’exposition ‘Amexica’ ainsi que le documentaire éponyme de Marie Baronnet. Des photos et un film essentiels à l’humanité.
© Marie Baronnet Billets de banque, dollars et pesos Mexicali, Mexique, 2009
L'exposition Amexica, exposition photos de Marie Baronnet, est à voir au Centre de la Photographie de Mougins jusqu'au 4 juin 2023.
À la frontière séparant les États-Unis et le Mexique se dresse une barrière, une muraille sinistre et connue de tous. À elle seule, elle incarne tous les murs et refus de l’autre. Dans Amexica, la photographie est un champ de bataille. On s’y affronte dans un combat entre communautés, cultures et pays.
"Amexica", Marie Baronnet
Exposition temporaire à Mougins (jusqu'au 4 juin 2023)
Centre de la Photographie
Marie Baronnet est photo-journaliste indépendante pour la presse française et américaine (Libération, Le Monde, L’Obs, Newsweek, Sunday Times, etc), elle entame une démarche documentaire à partir des années 2000. Entre 2009 et 2019, elle documente régulièrement la frontière américaine et mexicaine et réalise sur ce sujet son premier film documentaire Amexica (95 min, 2020), coproduit par la société Velvet Film de Raoul Peck et Arte.
Marie Baronnet commence à photographier et à filmer régulièrement la frontière mexico-américaine, d’un bout à l’autre, allant de l’océan Pacifique jusqu’au golfe du Mexique. Son approche consiste à explorer toutes les facettes de cette frontière, sans idées préconçues. Pendant dix ans, Marie Baronnet rencontre des migrants et des militants, des médecins légistes, des « coyotes », des shérifs et des agents de la police des frontières ou encore des Minutemen qui sont autant de profils incarnant la vie à la frontière.
Échappant à toute forme de sensationnalisme, Amexica révèle une réalité bien plus complexe que les cadres médiatiques habituels concernant la frontière sud et la lutte contre l’immigration clandestine. Marie Baronnet, dans un va-et-vient constant entre deux mondes, entre perte et espoir, crée des images qui aident à comprendre ce qu’il se joue aujourd’hui au cœur du territoire.
Mur ouvert : ancienne et nouvelle clôture. Les panneaux métalliques datant de la guerre du Vietnam, installés au milieu des années 1990, ont été remplacés par de nouvelles clôtures. Le 17 décembre 2019, le commissaire des douanes et de la protection des frontières des États-Unis a déclaré que 150 kilomètres de barrières avaient été construits pendant l'administration Trump, la plupart, remplaçant des structures existantes.
Tijuana, Basse-Californie, Mexique, 2009
Rencontre avec Marie Baronnet
Danielle Dufour-Verna/Marie-Céline Magazine culturel - Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Marie Baronnet – Je suis photographe et cinéaste. Je suis française et j’habite Los Angeles. J’ai une petite fille de huit ans. J’ai commencé ce travail en 2009 et je le poursuis encore aujourd’hui.
DDV –Vous avez commencé ce travail en 2009 ?
Marie Baronnet – Oui, c’est un sujet que j’ai commencé à travailler par moi-même, c’est-à-dire que je n’ai pas attendu d’avoir les financements ou un magazine qui me finançait pour partir. Je me suis documentée beaucoup quand j’étais encore en France car à l’époque je n’habitais pas aux Etats-Unis. J’ai fait des lectures qui m’ont beaucoup intéressée, la lecture de textes d’un auteur qui s’appelle Mike Davis, sociologue et historien américain, basé à San Diego, qui habite non loin de la frontière. Pour pouvoir le rencontrer, j’avais demandé si je pouvais faire un portrait, il a répondu tout de suite de manière positive et je me suis retrouvée à marcher le long du mur avec lui. Je lui avais parlé de mon projet qui était de découvrir le monde de la frontière mais il fallait commencer déjà par une partie. San Diego Tijuana étant le début de cette frontière qui va d’est en ouest sur 3200 kilomètres, Mike m’a initié ce premier monde de la frontière en donnant des contacts de l’autre côté, au Mexique, pour que je puisse travailler dans de bonnes mains on va dire.
Tea Party Rally
Désert de Sonora, Arizona, États-Unis, 2010
C’est vrai qu’il faut toujours faire attention, mais à cette époque-là, passer au Mexique pour une première fois, il fallait que je sois bien renseignée et que je travaille avec quelqu’un de confiance.
Le travail a commencé comme ça et je l’ai poursuivi par moi-même en marchant le long du mur, en documentant ce que je trouvais plutôt sur le sol car il y a beaucoup de débris, beaucoup d’affaires laissées par les migrants. Par la suite, j’ai eu envie de rencontrer cette communauté de migrants, de me rapprocher au plus près. J’ai commencé un travail à la fois d’entretien et photographique des deux côtés du mur. Je me suis aussi intéressée aux gens qui habitent de chaque côté du mur, qui ont été traversés par la frontière et qui ont des choses à dire. Il y a donc des portraits, essentiellement de gens qui cherchent à traverser ou qui habitent ce monde, également des gens qui sont en protestation contre ce monde, c’est-à-dire les extrémistes, patriotiques de droite, suprémacistes, toute la patrouille qui est de l’autre côté. Je n’ai pas passé trop de temps avec eux mais ils sont représentés dans le film, ils sont représentés dans l’exposition.
Migrants traversant la frontière du côté américain
Naco, Arizona, États-Unis, 2010
«Amexica c’est la contraction de la culture américaine et mexicaine propre et spécifique à ces villes qui condensent cette culture. »
DDV –Vous avez arrêté en 2019. Feriez-vous la même démarche en 2023 ?
Marie Baronnet – Je la poursuis en fait, cette démarche. Je pensais avoir fermé un cycle avec ce film, mais en fait je l’ai ré ouvert parce qu’en 2021, sachant que j’avais cette exposition à Mougins, j’avais envie de montrer encore un autre volet de ce travail qui n’était pas encore réalisé et qu’il a fallu mettre au point. Je savais qu’à la morgue où j’avais déjà filmé une autopsie et j’avais un bon contact avec le directeur de cette morgue. Je lui ai demandé si je pouvais avoir accès aux affaires qui sont dans des boites. Ils font très attention. Il y a tout un travail de leur part pour classifier, retrouver l’identité de ces gens quand ils peuvent de façon à ce que les familles puissent retrouver le corps des migrants qui sont morts là. Quand on parle de la morgue, en fait on parle de la dernière étape du voyage des migrants pour ceux qui sont retrouvés morts. Le corps va à la morgue, il est autopsié et ils font ce travail de recherche extraordinaire.. J’autofinance tous mes tournages. Je continue ce film-là qui s’appelle ‘La Promessa’ pour l’instant. C’est un titre qu’on a trouvé pour la vidéo, on verra si on le garde pour le film. C’est ce dispositif que je garde de toute façon. Je n’en ai pas fini. Il y a ce film que je poursuis et je vais retourner dès que je peux. On est aussi dans la région de la frontière. Cette histoire du collectif des Madres Buscadoras de la frontière mexicaine est, en l’occurrence, un phénomène qui existe dans tout le Mexique, mais là ou moi, je me situe, pour le tournage de ce film, c’est dans la région du Sonora qui est vraiment la région de la frontière. De l’autre côté, il y a l’Arizona.
Je me suis installée dans cette morgue pour faire une série de photos avec un autre format ...
Franchir la ligne
Naco, Mexique, 2010
Ils travaillent avec les consulats pour pouvoir se mettre en contact avec les familles. J’ai eu accès aux affaires qui ne sont pas réclamées, qui sont tombées pratiquement dans le domaine public. En fait, je me suis installée dans cette morgue pour faire une série de photos avec un autre format. Elle est dans l’exposition. Cette série pour moi était essentielle, il fallait la montrer dans l’exposition et qu’elle soit mélangée au reste qui sont plus des images de reportage. Il y a une autre histoire qui s’est greffée, un petit film de huit minutes qui a été réalisé pour une publication dans un magazine international qui s’appelle Palabra et qui est basé à Phénix en Arizona. J’ai couvert une histoire avec une journaliste avec laquelle j’ai souvent travaillé sur l’histoire des mères, des femmes, qui cherchent le corps de leurs proches assassinés dans le désert. Ce sont souvent les enfants, la famille, assassinés par les cartels de la drogue. Ce collectif de femmes fait un travail de recherche avec très peu de moyens pour retrouver ces corps, dans l’indifférence totale des gouvernements, certains enterrés, torturés, assassinés de façon atroce. Cette histoire je la suis à travers le regard et le travail d’une femme qui s’appelle Cécilia Delgado que je continue à suivre encore aujourd’hui. J’ai fait ce 8 minutes pour cette publication mais ça va devenir un film. Pour répondre à votre question, j’ai fait un long détour mais oui, je continue à travailler, moins en photo, plus en cinéma. Comme je suis cinéaste, c’est-à-dire qu’il y a toujours un appareil photo autour du cou, je fais les deux. Je travaille sans équipe. Le film que vous pouvez voir à l’exposition a été fait avec une caméra, un matériel son, et je n’emmène personne avec moi. Ce sont des choses qui coûtent très peu cher et qui sont faites dans des conditions très simples
Série Morgue
Tucson, Arizona, États-Unis, 2021
DDV – La recherche des disparus par les mamans se rapproche de celle des ‘Folles de la place de Mai’ en Argentine et votre travail à la morgue de celui qui se fait à la morgue de Lampedusa, la recherche d’identité des migrants morts en mer. En avez-vous fait le rapprochement ?
Marie Baronnet – Le fait d’habiter aux Etats-Unis, de faire ce travail, m’oblige à m’interroger de façon permanente sur ma propre culture, sur mon identité, également sur le problème de l’émigration en Europe, à la fois dans mon pays en France. Evidemment, j’ai regardé ce qui se passait en Italie. J’ai vu le film de Gianfranco Rosi, ‘Fuocoammare’, un film qui m’a énormément marqué. On a une histoire un petit peu commune. Lui et moi avons un ami en commun qui nous a mis sur la trace de certains films. En l’occurrence, mon film je le dois à cet ami écrivain qui s’appelle Charles Bowden qui m’a ouvert des portes à la frontière parce qu’il a beaucoup écrit, pendant longtemps et c’est une personne que j’ai rencontrée quand je suis allée en Arizona et Gianfranco a fait aussi un film avec lui qui s’appelle ‘El Sicario chambre 164’. C’est marrant parce qu’il y a cette connexion. Evidemment, je n’y suis jamais allée mais j’ai suivi l’actualité, je continue à la suivre. Je suis un peu dépassée parce qu’en étant là-bas, je suis beaucoup l’actualité politique de ce qui se passe aux Etats-Unis, évidemment aussi en France. C’est vrai qu’il y a aussi beaucoup à faire là-bas.
Javier, 4th Avenue Jail prison. Comme dans la prison de Tent City fondée par le shérif Joe Arpaio les détenus étaient obligés de porter des uniformes à rayures et d’être enchainés. En 2008, un juge fédéral a statué que les conditions inhumaines de cette prison du comté étaient inconstitutionnelles et compromettaient la santé et la sécurité des prisonniers.
Phoenix, Arizona, États-Unis, 2011
DDV – Avez-vous rencontré des personnages politiques qui se placent du côté des migrants ?
« Il y a une grande hypocrisie dans le discours politique »
Marie Baronnet – Il y a aux Etats-Unis une division très forte entre les gens du gouvernement qui ont des idées sur la question mais qui ne font pas grand-chose et qui ont mis en place ce phénomène de muraille, de séparation, de division. Il y a toute une économie qui va avec et qui, en partie, fait fonctionner l’économie de ce pays. Il y a une grande hypocrisie dans le discours politique. Ce que j’ai vu par contre, et c’est toujours un phénomène que je constate aux Etats-Unis, c’est l’engagement de la population civile, volontaire, ce qu’on appelle là-bas ‘volunteers’, des gens qui travaillent mais qui trouvent toujours un moment à dédier à une cause. Beaucoup de gens, et particulièrement en Arizona qui est un état très conservateur, ont pris ce contre-courant, cette contre-culture, contre-politique en fait, d’agir pour les populations de la frontière qui essaient d’arriver ou qui sont déjà arrivées. J’ai beaucoup travaillé avec des activistes ou des volontaires, des gens qui donnent de leur temps pour aider, ce qu’on appelle le community organizing ou le fast-food organisation. C’est très fort aux Etats-Unis. On n’en parle pas ici. Les gens ont une vision assez générique d’extrême droite américaine. Quand c’était Trump, on m’en parlait tout le temps. On me disait, comment est-ce que tu fais pour vivre dans un pays pareil ? Ce qu’on oublie de dire c’est que les gens se mobilisent énormément. On est dans la rue.
Miroir, outil de communication entre migrants
Naco, Mexique, 2010
C’est difficile parce qu’il y a aussi les brutalités policières. C’est moins évident quand on vit là-bas que les gens en France par exemple qui descendraient spontanément dans la rue, mais il y a un mouvement très fort, de gens très actifs. Pour la frontière je le vois tout le temps et je leur dois énormément. C’est vraiment grâce à eux que j’ai pu partir dans le désert, rencontrer des migrants, faire des entretiens, que ce soient des gens qui s’occupent des endroits où les migrants arrivent, soit quand ils sont expulsés, soit quand ils essaient d’aller vers l’Amérique ou simplement des gens qui viennent passer une journée pour essayer de comprendre la frontière. Ils sont médecins, ils sont infirmiers… ils essaient d’aider d’une manière ou d’une autre.
J’ai cherché, parce que c’est une bonne question, qui, dans les figures politiques auraient fait quelque chose de vraiment manifeste. Je pense que ça se passe plutôt du côté de l’activisme et des populations civiles. Toutefois, j’avais lu un article sur une femme qui a ouvert un bureau. C’est une figure mexicaine qui a aidé, en fait, le problème des disparitions. Elle était secrétaire au Département mexicain. Elle essaie de faire en sorte que les femmes qui recherchent le corps de leurs proches aient une structure. Elle a injecté de l’argent. Elle a parlé pour elles. Elle est un peu leurs voix. Elle est aussi critiquée. Il se trouve que quand on est sur le terrain avec les gens, on voit vraiment leur façon de penser. Ce sont eux qui galèrent. Ce sont eux qui sont dans la problématique. Ce ne sont pas les politiciens. Ils rentrent chez eux, ils ont des voitures blindées… C’est toujours la même chose. Les gens dont je parle sont des gens très pauvres qui s’exposent vraiment, qui sont sur la première ligne. Ce n’est pas le cas de ces politiciens. Même s’il y a des politiques qui disent des choses intéressantes et qui parlent et font même en faveur des migrants ou de ce groupe de Buscadoras, ils ne font jamais assez, et c’est ce que j’entends tout le temps.
DDV – Ces photos, ce film, que voulez-vous qu’ils soient pour les visiteurs de l’exposition ?
Marie Baronnet -Que ce soit un outil de voyage parce que ça permet de regarder ce qu’il se passe dans d’autres zones. Que ce soit un outil de réflexion. Je vois, pour l’exposition, que les gens sont remués quelles que soient leurs idées politiques. Mais généralement les gens qui sont en empathie par rapport aux migrants le sont bien plus. Ça génère énormément de questions, de discussions et cela me fait beaucoup plaisir. Tout le monde a une histoire à raconter. Au musée, hier, il y avait deux, trois personnes, un Européen qui avait été arrêté pas loin de la frontière parce qu’il n’avait pas les papiers. Ça sert à cela aussi, à créer des liens, une communauté de pensée, en fait, autour d’une problématique qui durcit.