- Auteur Joseph Lustro
- Temps de lecture 10 min
Projection sur grand écran : Les Mots bleus d’Alain Corneau
Adapté du roman “Leur histoire” écrit par Dominique Mainard, le long métrage “Les Mots bleus” a été réalisé par Alain Corneau en 2005. Le titre du film nous met sur la piste de Christophe, décédé le 16 avril 2020 à l’âge de 74 ans. Le film raconte l’histoire de Clara, interprétée par Sylvie Testud, et de sa fille Anna, qu’elle élève seule et qui n’a jamais prononcé une seule parole. Vincent (Sergi Lopez), est le directeur de l’établissement qui accueille la jeune fille. Une œuvre sur l’intégration, l’incommunicabilité, les peurs enfouies, une œuvre sur la rencontre…
"Je lui dirais les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux"... Qui n'a pas entendu une fois dans sa vie cette douce mélodie écrite, composée et chantée par Christophe.
Cette magnifique chanson devrait rentrer au Panthéon de la chanson française, tant elle est ancrée au plus profond de nos mémoires, et pourra peut être rappeler à certains de tendres souvenirs. Elle a été la chanson d'amour référence de toute une génération.
Avec le film "Les Mots bleus" d'Alain Corneau, sorti en 2005, j'ai voulu d'une certaine façon rendre aussi hommage au chanteur Christophe Bevilacqua, décédé il y a un an, le 16 avril 2020 à l'âge de 74 ans, compositeur de la musique du film.
"Les Mots bleus" du réalisateur Alain Corneau
On ne présente plus Alain Corneau, de "Police Python 357" à "Série noire", du "Choix des armes" à "Tous les matins du monde", il est devenu dans les années 1980 le spécialiste des films noirs ou polars avec une certaine réussite. Décédé en 2010, il laisse une belle filmographie de plus de 30 films, où "Les Mots bleus" est le deuxième film joué par Sylvie Testud après "Stupeurs et tremblements" (2002), et l'on peut dire que ce film est à part dans carrière.
Les Mots bleus : le pitch du film
Clara, interprétée par Sylvie Testud, travaille dans une oisellerie, et se fait du souci pour sa fille, Anna, qu'elle élève seule et qui n'a jamais prononcé une seule parole. La jeune femme, elle, est illettrée. Depuis que sa grand-mère, Baba, qu'elle adorait, a été victime d'une attaque alors qu'elle lui lisait une histoire, elle a toujours refusé d'apprendre à lire et à écrire. Le silence d'Anna lui vaut d'être martyrisée par ses camarades, si bien que Clara est obligée de la retirer de l'école et de l'inscrire dans un établissement pour sourds et muets, tenu par Vincent, joué par Sergi Lopez. Celui-ci décide de donner des cours particuliers à sa nouvelle élève afin de lui apprendre la langue des signes et ainsi faciliter son intégration...
"Les Mots bleus", une histoire tirée d'un roman
Le film est tiré d'une adaptation du roman éponyme de Dominique Mainard "Leur histoire", paru le 26 août 2002 aux éditions Joëlle Losfeld et ayant reçu la même année le prix du roman Fnac ainsi que le prix Alain-Fournier. Il aborde un sujet rarement traité à l'écran : l'illettrisme.
Dominique Mainard a été entre autres lauréate du prix des libraires en 2009 pour son roman « Pour vous ».
Ce mélo psychologique parle d'incommunicabilité, de peurs enfouies dans notre enfance, de l'inconnu de l'autre, et d'une improbable relation.
Dans le roman, le rôle joué par Sergi Lopez se nomme Merlin, à la fois enchanteur et fin psychologue, c'est lui qui va être le révélateur sinon le détonateur, de cette rencontre, il crée le lien entre une mère et sa fille, pour donner du sens à leur vie, avec le bonheur comme cible, et in fine de l'Amour.
Et pour les chansons d'Amour, Christophe s'y connaissait, d'"Aline" à "Main dans la main", "Daisy", "Oh mon amour" et bien entendu "Les Mots bleus".
L'histoire nous parle d'amour filial d'une maman pour sa fille, mais aussi de cette rencontre entre deux âmes perdues, de leur amour naissant, Clara et Vincent vont découvrir la tendre énamoration, si difficile au début quand on a peur de l'autre, peur de se livrer, peur de dévoiler ses failles, ses cicatrices, et peur de se donner à l'autre, peur de donner son cœur et souffrir. Le récit, mené dans la simplicité, est tout entier tendu vers la délivrance. Non pas d'une seule fillette mais de tous les êtres qui se rapprochent, se confient, cèdent les uns aux autres, au bout des blessures, et se parlent.
Il y aura cette très belle scène du restaurant où Sergi Lopez raconte son histoire personnelle, et qui est émotionnellement très forte... Les regards sont plus importants que les mots, oui chacun à son chemin de traverses...
Et comme Christophe le chante si bien, "Devant une phrase inutile, qui briserait l'instant fragile d'une rencontre."
Et la rencontre sera belle...
Les actrices et acteurs
Le film est porté par Sylvie Testud, actrice à part s'il en est, et qui a souvent tourné dans des films d'auteurs, de Jean-Pierre Denis à Diane Kurys, en passant par Corneau où elle décroche le César de la meilleure actrice pour le film déjà nommé "Stupeurs et tremblements". On l'a vu excellente dans le biopic de "Sagan", rôle qui lui allait à merveille.
Sergi Lopez est formidable ( on se rappelle de lui dans le rôle inquiétant de "Harry, un ami qui vous veut du bien"). Ici il joue l'enseignant maître d'école pour des enfants sourds et muets, et il donne vraiment une profondeur à son personnage de Vincent, et pour ma part étonnant de tendresse dans ce rôle d'amoureux.
La petite Camille Gauthier, avec ses jolis yeux bleus est une belle découverte aussi.
Histoire du film "Les Mots bleus"
Le film démarre par des bruits de bottes et des cris qui résonnent dans la mémoire de Clara... On subodore une rafle en temps de guerre, mais on ne voit aucune image, aucune parole sinon des hurlements et des sons. Suit un passage avec Baba, sa grand mère, qui quand elle était toute petite, lui raconte des histoires lues par elle, et qui décédera après une attaque. Ce traumatisme de son enfance est peut être l'explication de son refus d'apprendre à lire dans sa vie d'adulte, et de sa difficulté à communiquer.
Sa fille, Anna, s'est tue à l'époque où elle aurait dû prononcer ses premiers mots, et Clara sa mère, employée dans une oisellerie, s'est refusée à lire et écrire depuis la disparition de sa grand-mère. Chez l'une et l'autre, plus ou moins par mimétisme, le rapport au mot, au langage se fait aux forceps. Histoire lourde du passé, écrasée par le poids de l'héritage familial, par le dit et le non-dit, elles sont l'une et l'autre, au début du film seules au monde face à cette angoisse.
Le monde de l'enfance est décrit avec les peurs d'Anna, mais les bruits effrayants que Clara entend sont ceux de sa mémoire (on l'a voit d'ailleurs à plusieurs reprises se boucher les oreilles), et leurs craintes et leurs peurs conjointes vont donner au film son ambiance mélo.
Clara est aussi meurtrie que sa fille et toutes les deux vont s'unir pour affronter l'inconnu...? Où personne ne fait confiance à personne.
Les premiers échanges et relations avec Vincent sont d'ailleurs bien transcrites à l'écran ou Sylvie Testud est souvent sur la défensive, ne se livre pas et refuse le dialogue.
Alain Corneau prend son temps, Vincent et Clara vont apprendre à se connaître, Anna étant le lien indéfectible qui bientôt les réunira... Ou pas ?
Le film oscille avec les moments de Clara et Anna, ou on entrevoit cette relation fusionnelle entre elles... Clara cousant des petits mots sur les vêtements d'Anna au cas où elle se perdrait, et "la petite boîte à courage" le soir pour aider sa petite fille à s'endormir. Ces passages sont très émouvants et nous parlent. Et d'autres moments où Vincent et Clara se croisent et s'observent...
Alain Corneau ayant filmé en caméra numérique, cela donne une certaine teinte au film, une certaine couleur aussi, et un côté réel des personnages (parfois cela ressemble à du Lelouch ou du Sautet), voire un côté documentaire. Les gros plans des acteurs sont saisissants de réalisme et les regards nous touchent.
Le passage dans la maison près de l'océan est très joliment filmé, les couleurs pastels et bleutées de cette scène donnent un ton au film, et servira d'écrin pour la fin.
Avant, on suit donc le cheminement d'Anna auprès de son nouveau maître d'école, et Alain Corneau nous démontre une grande sensibilité pour ces scènes où Vincent fait preuve de patience, d'empathie et d'une grande tendresse.
Anna va changer à son contact, et c'est elle qui sera l'élément déclencheur dans cette relation naissante entre sa maman et Vincent.
Les bruits, les paroles, les mots n'arrivent pas à la bouche d'Anna, et Vincent à sa façon va les apprivoiser, entre bulles de savon, sifflets et masques...avec beaucoup de poésie.
Car Anna n'est ni sourde, ni muette, mais aucuns mots ne sortent, cela la coupe de la société et les entraînent, elle et sa maman dans une spirale négative. On rentre dans ce monde de discrimination (cf critique précédente sur Moonlight), où il est si difficile de faire sa place quand on est différent.
Mais Vincent va persévérer pour le bien d'Anna, et avec douceur aller à la rencontre de son amour.
Le film prend son envol.
"Les Mots bleus"
" Comme chaque soir, je l'attends, elle me sourit, il faudrait que je lui parle à tout prix..."
Et Vincent va lui parler, lui conter son histoire dans la scène du restaurant déjà citée, très émouvante, et peu à peu la carapace que s'était forgé Anna va s'effriter, et leur amour va naître... Au fil de paroles, de dessins et de mots bleus...
"Il n'y a plus d'horloge, plus de clocher, dans le square les arbres sont couchés..."
Le temps est suspendu et l'heure ne dit plus le temps, les amoureux Vincent et Clara sont seuls au monde et partout chez eux, comme le disait Prévert...
"Je lui dirais les mots bleus, les mots qu'ont dit avec les yeux, parler me semble ridicule..."
Dans une dernière scène magnifique que je vous laisse le plaisir de découvrir, ou dans le silence et la solitude de l'océan, on n'entend plus que l'essentiel, une parole, un mot, un seul mot bleu, va bouleverser leurs vies...
Le début d'une nouvelle Vie...
Parfois dans la vie, il y a des drôles de signes, on peut ne pas y faire attention, mais pourtant ils sont bien là...
Christophe est parti un 16 avril...
"...je suis peut-être démodé, le vent d'hiver souffle en AVRIL, j'aime le silence immobile d'une rencontre, d'une rencontre...".