- Auteur Joseph Lustro
- Temps de lecture 10 min
Napoléon, vu par Abel Gance (1927)
“Napoléon” d’Abel Gance, un chef-d’œuvre du cinéma muet qualifié de “monstre” par Georges Mourier, réalisateur et chercheur, chargé de la reconstruction et de la restauration pour la Cinémathèque française.
Albert Dieudonné – Napoléon d’Albert Gance – ©Pierre Choumoff (1872–1936)
Abel Gance (1889-1981) scénariste et réalisateur de génie, visionnaire, avant-gardiste, initiateur, crie sa foi dans son Napoléon ... (1927).
Reconnue par les cinéphiles du monde entier, l'œuvre "Napoléon" d'Abel Gance est l'un des films muets les plus significatifs et l'une des restaurations les plus grandioses de l'histoire du cinéma. La première partie a été présentée en avant-première mondiale le 14 mai 2024 à l'ouverture de Cannes Classics, dans le cadre du Festival de Cannes. Une version résultant d'un travail colossal et passionné, mené par la Cinémathèque française avec le soutien du CNC.
"Le temps de l'image est venu !"
Le Napoléon d'Abel Gance, restauration
Histoire de boîtes d'un monstre
Non pas 300 mais 1000 boîtes !
Commençons la chronique par une note technique qui démontre le travail extraordinaire qu'a été réalisé dans la reconstruction et la restauration du film Napoléon.
Nous sommes en 2007, et la Cinémathèque française demande au réalisateur et chercheur Georges Mourier de s'atteler à la restauration du film, tout au plus six mois, c'est la durée que devait prendre ce travail pour le réalisateur.
"Un monstre !", voilà comment Georges Mourier qualifie le Napoléon d’Abel Gance, fresque monumentale datant de 1927, qui retrace la vie du futur empereur depuis son enfance jusqu’aux premiers feux de la campagne d’Italie.
Camille Blot-Wellens vient d’être alors nommée directrice des collections de la Cinémathèque française, et se rend compte qu’il n’existait pas de copie “officielle” de Napoléon. L’Institution possède pourtant 300 boîtes du film, mais compte tenu de toutes les versions différentes, il était très difficile de s’y retrouver.
Georges Mourier explique :
« Elle cherchait un expert pour faire le tri. Laurent Mannoni, directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque, est venu me voir. À l’époque, je travaillais à la réalisation d’un documentaire sur Gance autour de ses inventions optiques et techniques qu’il avait mises au point avec Henri Alekan. Alors commence notre expertise sur le fond Napoléon ».
Un titanesque travail archéologique démarre et une équipe se forme autour de Georges Mourier. Elle doit inventer une méthodologie afin de trier ce qu’elle découvre dans ces 300 boîtes, véritable capharnaüm où sont mélangées des bobines des différents films que Gance a consacré à Napoléon.
Il continue : « Il a fallu tout ranger et re cataloguer, d’autant que 80 % des informations répertoriées sur la base de données de la Cinémathèque s’avèrent erronées. On a donc fait rédiger une bible où le matériel expertisé est scrupuleusement répertorié .»
De ce premier travail, des captures de chaque plan exhumé sont réalisées afin de ne pas user le matériel.
C'est alors que la direction du patrimoine du CNC se manifeste et propose à l’équipe de s’occuper de son fonds Napoléon, riche de 300 boîtes également.
Le "monstre" vient ainsi de doubler de volume.
Georges Mourier détaille :
« Le 3 mars 2009, nous devions remettre notre première expertise à la Cinémathèque. Avec Laure Marchaut, mon assistante, nous nous sommes rendu compte qu’une des boîtes du CNC avait une codification étrange. En réalité, derrière ce numéro se cachent non pas une mais 179 boîtes. Sur place, nouvelle surprise, le bordereau indique un tout autre chiffre : 487. Toutes ces boîtes avaient été entreposées à la Cinémathèque de Toulouse des années plus tôt par Claude Lafaye, grand amoureux du travail de Gance, pour être sauvées d’une destruction programmée. Et voilà comment l’équipe s’est retrouvée avec pas loin de 1 000 boîtes sur les bras ».
Résultat de ce travail pharaonique, Georges Mourier et son équipe seront venu à bout de sa restauration après seize ans d’un travail acharné.
Précisons qu'alors que sa première partie sera projetée à Cannes Classics, le film fera aussi l'objet d'une table ronde dédiée à sa reconstruction, le 22 mai 2024 sur la plage du CNC, et d'un ciné-concert en juillet sur Paris.
Le Napoléon d'Abel Gance, musique
Un mot sur la partition musicale qui fait partie intégrante de la restauration voulue par Georges Mourier.
Cet autre pan majeur de la reconstruction du Napoléon d’Abel Gance a donc porté également sur la musique, puisqu’il n’existait pas de partition d’origine.
La Cinémathèque française a fait appel au compositeur franco-américain Simon Cloquet-Lafollye qui a relevé un défi colossal : écrire la musique de ce film monument en puisant dans près de trois cents ans de musique pour orchestre qu’il a agencé pour l’occasion.
Napoléon sera donc effectivement projeté en première mondiale, dans sa version inédite depuis l’été 1927 de 7 heures, en deux parties, en ciné-concert, les 4 et 5 juillet 2024 à la Seine Musicale. Cette nouvelle partition va être interprétée, pour l’occasion, par l’Orchestre National de France, l’Orchestre Philharmonique, le Chœur et la Maîtrise de Radio France, sous la direction de Frank Strobel.
Au programme : des œuvres parmi les plus célèbres, de la Symphonie héroïque de Beethoven à la Marseillaise orchestrée par Berlioz.
Le Napoléon d'Abel Gance, histoire
"Non pas une biographie, mais un poème lyrique" - Costa-Gavras
C'est par ces mots que Costa-Gavras, président de la Cinémathèque française, a présenté le film lors de sa projection en avant-première mondiale au 77ème Festival de Cannes, pour les 20 ans de Cannes Classics.
Il enchaînera en précisant : « Nous allons assister à l'un des plus grands films du cinéma français, et certainement du cinéma mondial. Ce n'est pas une biographie, c'est la passion d'un homme pour un autre très célèbre, c'est un poème lyrique qu'il a fait avec les images...et c'est unique...».
Frédéric Bonnaud, son directeur général, présent également, dira un mot sur l’histoire de cette exceptionnelle reconstruction de film, qui aura duré plus de 15 ans. Après les remerciements d'usage à tous les partenaires et mécènes, il nous dit : «...le film va être "lâché" au public et vous allez être les premiers depuis le printemps 1927 à voir ce film, dans la version que voulait Abel Gance. On aura mis presque un siècle, quand un film est massacré au départ, il arrive qu'un siècle soit nécessaire pour qu'on retrouve son intégrité, et c'est le cas aujourd'hui en regardant la première partie de ce film de 3h40 mn, comme personne ne l'a vu depuis un siècle. J'en terminerai en remerciant Thierry Fremaux, le directeur du Festival de Cannes, qui a accepté qu'un film de 1927 fasse l'ouverture du plus grand festival de cinéma au monde, cela veut dire que le passé, le présent et le futur se répondent et marchent d'un même pas, et c'est inestimable ».
Abel Gance, un génie du cinéma
Le film est une véritable œuvre d'art, malgré la longueur de la première partie 3h 46 mn (le film faisant plus de 7 h dans son intégralité), cela passe comme un souffle... un souffle épique où chaque image est un choc visuel. Quelle inventivité, quelle mise en scène, quelle interprétation d'Albert Dieudonné en Napoléon, on oublie que c'est un film muet, oui Abel Gance est bien un génie de l'image. Il est aussi un précurseur de ce que sera le cinémaScope ou le cinérama bien des années avant les américains, avec son procédé ingénieux de trois caméras qui projettent sur 3 écrans alignés, faisant ainsi de la juxtaposition un triptyque géant avec la répétition de la même image sur les trois écrans ou la projection de trois points de vue d'une même scène.
Le Napoléon d'Abel Gance, scénographie
Dans cette première partie, où la chronologie et les faits historiques sont respectés, on retiendra plusieurs morceaux de bravoure. L'innovation et l'imagination d'Abel Gance faisant merveilles...comme la bataille de boules de neige dans la cour de Brienne, où arrachant l'appareil de prise de vues au support fixe qui le clouait au sol, le réalisateur l'attache par des courroies sur la poitrine d'un opérateur, ce qui lui permettait d'intervenir dans la mêlée comme un combattant. Pour ce qui de la scène de la double tempête, sur la mer et à la Convention, la caméra posée sur une plate forme, animée par un mouvement de pendule, se balançait au dessus des bancs de la Convention et donnait aux images un mouvement de va-et-vient correspondant à celui des vagues.
On le voit Abel Gance ne manque pas d'imagination, mais on est surpris par la qualité des costumes et aussi par le nombre de figurants, jamais de telles foules n'avaient été réunis sur un écran français.
Napoléon, vu par Abel Gance
La mémoire du cinéma
Comme dit plus haut, l'attente en valait la peine plus de 15 ans de travail nous donne aujourd'hui à contempler ce chef d’œuvre du cinéma français qui pour de nombreux critiques dans le monde entier restent la référence.
Presque un siècle et ce film est d’une jeunesse et d’une modernité incroyable, s’enthousiasme Georges Mourier.
Juste avant sa mort, Georges Sadoul avait écrit : « Certaines séquences ouvrent au langage cinématographique des routes qui ne sont toujours pas explorées. C’est toujours vrai aujourd’hui. Prenez la façon dont Gance déstructure le récit. Ce film a 100 ans et il va faire battre des cœurs !»
Avec son Napoléon, Abel Gance voulait" "faire du spectateur un acteur ; le mêler à l’action ; l’emporter dans le rythme des images" comme il l’expliquait en 1927.
Près de cent ans plus tard, le "monstre" comme le surnomme affectueusement Georges Mourier s’apprête ainsi à ressusciter avec panache pour notre plus grand plaisir.
Napoléon vu par Abel Gance est la mémoire du cinéma...