- Auteur Joseph Lustro
- Temps de lecture 13 min
Projection sur grand écran : Kennedy et moi de Sam Karmann
L’acteur Jean-Pierre Bacri nous a quitté le 18 janvier 2021, et nous avons voulu lui rendre hommage à travers l’analyse du film “Kennedy et moi” réalisé par Sam Karmann en 1999. Il n’est pas l’un des plus connus de sa filmographie, mais certainement l’un de ceux qui laissent apparaître son immense talent, tout en finesse, en subtilité et en intelligence. Il va manquer au cinéma français, mais il nous reste beaucoup d’images pour nous souvenir.
L'acteur Jean-Pierre Bacri livre une véritable performance d'acteur dans le film Kennedy et moi, réalisé par Sam Karmann en 1999.
Kennedy et moi est tiré du livre de l'écrivain Jean-Paul Dubois, du même titre, paru en 1996 et ayant reçu le Prix littéraire France Télévision 1996. C'est son dixième ouvrage mais la première fois pour une adaptation au cinéma.
A la question posée à Jean-Pierre Bacri sur son métier d'acteur, il répond simplement «...J'aimerais être juste...». Dieu sait qu'il l'a été durant toute sa carrière.
Kennedy et moi, le pitch
En pleine crise de la quarantaine, Jean-Pierre Bacri, Simon Polaris (Samuel dans le roman), écrivain, n'a plus envie ni d'écrire ni de communiquer. Un jour, son psychanalyste lui dit détenir la montre qu'aurait portée John Fitzgerald Kennedy le jour de sa mort. Désormais, cette montre devient une fixation pour Simon. Au delà de cette obsession, on découvre l'environnement de Simon et sa vie, son grand désarroi face à Anna, sa femme, jouée superbement par Nicole Garcia, qui le trompe, ses enfants qu'il ne comprend plus, et de toute une kyrielle de personnages du dentiste au psychanalyste et au bon copain... Au milieu de ce petit monde où il ne s'y retrouve plus, Simon s'enfonce dans la solitude.
Un film à deux interprétations possibles ?
Chacun à sa place...
Dans le roman de Jean-Paul Dubois, Kennedy et moi, l'auteur commence son ouvrage par présenter Samuel Polaris, et dit qu'il va mal, très mal. Il continue en présentant son entourage, sa femme, ses enfants, son psychanalyste, son éditeur, en précise que Samuel Polaris est un grand dépressif en phase maniaque. Dans le film, la première scène nous montre donc Simon Polaris, entrain de s'acharner sur une chaise à coup de hache ! Le décor est planté immédiatement... On a à faire à un personnage énervé, en colère, contre qui, contre quoi... Que ce soit dans le roman, ou dans le film, on découvre un homme effectivement en phase dépressive qui passe sont temps sur son fauteuil à attraper des mouches. Est il en dépression, est il malade, est il fou ?
Où est la place de Simon Polaris dans ce monde là...? Est il à sa place dans cette société si égoïste et individuelle ?
A moins que...
Et si c'était les autres, les gens "normaux", qui avaient basculé dans une sorte de folie, avec leurs plans de carrière, leurs adultères minables, leur prétention, et leur égoïsme, leur lâcheté (l'ORL joué par Sam Karmann entre autres) ?
Mais Simon Polaris est à la marge, et en se rebellant contre eux (la scène ou il mord son dentiste est hilarante), il fera preuve de la seule vertu qui lui reste : la dignité, même s'il doit pour cela voler à son psychanalyste la montre que portait Kennedy le jour, où il a été assassiné...?!
En fait, lors du déroulement du film, si on sent bien une fêlure dans le personnage de Simon, peu à peu, on se rend compte aussi qu'il sait profiter de la vie, de sa vie, se ménager du temps pour lui, en se promenant dans sa décapotable et swinguant au son d'une musique de jazz, en s'aménageant un nouveau bureau à son image, et contemplant l'immensité de l'océan, seul, libre et semble-t-il heureux. Cette deuxième idée de l'interprétation du rôle que joue de Jean-Pierre Bacri m'interpelle, et me plaît bien.
Et si c'était lui en fin de compte qui avait raison contre tous les autres, à l'instant où il se retrouvera lui-même, et sera enfin à sa place... La scène de la réception sur le bateau est à cela explicite. Cela lui donne le courage de sauter du voilier, à bord duquel tout le monde est malade, faisant exploser sa femme de rire au passage. Il ose enfin se faire confiance et se permet de remettre en place les médiocres, les narcissiques, les avares, ou tout simplement les cons. Chacun à sa place...
De quoi parle Kennedy et moi ?
Le film tourne autour de la dépression et de la crise de la quarantaine de Simon, mais comme dit plus haut, est ce vraiment une dépression ou simplement une remise en question de sa vie, de son couple, du sens de son métier d'écrivain et son attitude face à la plage blanche... Va-t-il se remettre à écrire, au grand désespoir de son éditeur ?
En fait, Simon subit la crise de la quarantaine, notion qui existe dans la plupart des sociétés occidentales. En anglais, elle est désignée par le terme "mid-life crisis" (comme le dit son éditeur, joué par Patrick Chesnais dans le film), ou crise de la moitié de la vie, ce qui permet de mieux comprendre ce qu'elle représente. Le personnage joué par Jean-Pierre Bacri a environ son âge au moment du film, 48 ans, et qui peut mieux que lui pour jouer ce rôle de dépressif, à la fois bougon, râleur et mélancolique, qui lui a collé si bien à la peau pendant toute sa carrière et qui lui va si bien.Dans ce film, Jean-Pierre Bacri montre son talent, ses regards, ses mimiques, et ses répliques sont un véritable régal pour celle ou celui qui apprécie le comédien. Il arrive à nous faire sentir toutes les émotions de la vie, la colère, la tristesse, le dégoût en interprétant au cordeau ce personnage, qui en fin de compte est si humain.
C'est pour cela que j'adore Kennedy et moi et l'interprétation de Bacri est à classer parmi les meilleures de ses rôles. Il passe de la mélancolie à la drôlerie, de la tristesse a des moments de joie, de la solitude à des moments de lucidité, et tout cela avec une grande finesse. C'est du grand Bacri que l'on découvre dans ce film et c'est excellent. Et que dire de son visage de droppy triste, son regard malicieux et son hochement de tète... Je ne m’en lasse pas.
Pour moi, avec « Le goût des autres » et « Le sens de la fête », c'est un de ses meilleurs films.
Le film nous parle aussi de solitude... Et comment on peut s'isoler lorsque tout va mal. Simon, s'enferme dans son silence et chasse les mouches...! «...ça a un cerveau une mouche, ça tombe malade...» et surtout il n'écrit plus au grand dam de son éditeur. Le film évoque aussi comment nous abordons les changements de vie à l'approche de la quarantaine, il parle également de désir, la scène où Bacri assis enlace Nicole Garcia, son épouse, nymphomane ou délaissée ?, est très joliment jouée et pleine de tendresse.
Comment continuer à aimer après 20 ans de vie commune... Simon et Anna se retrouveront ils ? Une scène très tendre le montrera.
Sinon, les autres, ses enfants, son psy, son dentiste, son éditeur ne comprennent pas, ou ne le comprennent plus. C'est l'incompréhension totale. Dans le film, ces moments sont très biens joués et retranscris par les enfants de Simon, surtout sa fille qui dit ne pas le comprendre, ainsi que sa femme, et que dire de son éditeur qui est complètement paumé, excellent Patrick Chesnais dans la scène du restaurant, où Simon les plante lui et sa femme à force d'entendre des inepties. Surtout Simon ne peut plus s’offrir le luxe de gaspiller son temps, surtout pas au restaurant en mauvaise compagnie.
Simon sortira t'il de cette «dépression», de cette crise, se remettra t'il à écrire ? Et cette montre pourquoi l’obsède-t-elle autant ? La réponse est dans la tête de Simon. D'ailleurs le titre, si je peux me permettre, et pour faire référence à un autre film (« Dans la peau de John Malkovitch » 1999), aurait pu s'intituler « Dans la peau de Simon Polaris... »
Le temps qui passe et l’obsession de Simon Polaris
L'obsession de la montre de John Fitzgerald Kennedy
C'est aussi un thème important du film, le titre énigmatique « Kennedy et moi » de prime abord est un élément essentiel de l'histoire. L’obsession de Simon pour cette montre est la pierre angulaire du film. Récupérer la montre que détient son psychanalyste, bien enfoncée au fond de sa poche, deviendra vital pour Simon. Montre que le psychanalyste dit avoir appartenu au Président américain John F. Kennedy, et qu'il portait le jour de son assassinat à Dallas, le 22 novembre 1963.
La scène où il brandit son revolver Colt Python (Colt 45 dans le roman) à la face du Psychanalyste, est une scène forte et là Simon ne plaisante pas... Il veut SA MONTRE. Donner moi là, lui demande-t-il...
Que signifie cette quête absolue, que représente cette montre pour Simon ? Pourquoi cette obsession ? Pourquoi la veut il absolument ?
Cette montre en fait que détient le psychanalyste, ou plutôt ce qu'elle représente, va être un réveil, une conquête obsessionnelle pour Simon : la prise de conscience du temps qui passe, ainsi que du temps qui reste. Cette montre lui rappelle que la vie peut être interrompue à n'importe quel moment. Et il va tout faire pour la récupérer.
En fait le roman et le film ne donne pas vraiment de réponse, sinon que lorsqu'il récupère cette montre après avoir menacé son psy, et qu'il la porte, c'est une des rares fois dans le film où il sourit, il est heureux au volant de sa décapotable, la montre au poignet et Kennedy à côté de lui... Revoyez ou regardez le film et vous comprendrez.
Le temps qui passe a été pensé pour les vivants. Simon souligne l’ironie de tous ces morts enterrés avec leur montre à quartz et qui portent l’heure exacte au poignet. Et le temps qui reste lui appartient. C’est à lui de l’écrire finalement. Grâce à la montre, il a maintenant le sentiment d’exister et surtout il a l’impression de profiter du temps qu'il lui reste à vivre...
On pourrait juste s'hasarder à dire que la montre de Kennedy est une révélation. Celle d’apprendre à arrêter de se forcer et vivre un peu pour soi, au feeling. Car il arrive un âge où il faut savoir arrêter de faire semblant. Il appartient à chacun de trouver la sienne. Une montre, parce qu’elle fait référence au temps, n’est pas un symbole anodin.
Les meilleures répliques
On ne peut pas parler du film sans évoquer les répliques...
Et comme souvent dans les films de Jean-Pierre Bacri, les répliques sont très drôles, pleine de sensibilité parfois aussi, et dites par lui sont souvent cultes. Dans la bouche de Bacri, les répliques claquent.
Je vous en livre trois que l'on découvre dans le film :
« Je rêvais d'un fils unique et j'ai eu deux imbéciles. Les voir évoluer le matin, ça me met mal à l'aise, c'est comme porter un pull en laine à même la peau »
« Finir seul, cela ne me fait pas peur, au contraire. Être un homme neuf, quelqu'un à qui la vie offre une seconde chance...»
«..Vous n'attrapez pas des mouches vous ? Vous devriez, à votre âge, on progresse très vite... »
J'aimerai aussi évoquer la rencontre et les scènes entre Simon et son ORL Robert Janssen (joué par Sam Karmann), l'amant de sa femme, elle sont tout simplement hilarantes et très subtiles, si on les prend au second degré... Toutes les questions que pose Simon et ses réponses font références à son épouse devant la tête ahuri et perplexe de Janssen.
Simon : «...Vous avez une super voiture, vous la prêterez à votre femme ? » Robert Janssen : «...oui évidemment...»
Simon : « ah bon, et bien moi non, je ne lui fais pas confiance...» la tête de Sam Karmann est trop drôle ! Il se demande si c'est du lard ou du cochon.
Ce face à face tragi-comique marque le début de la révolte. Simon se fait connaître et marque son territoire.
Épilogue
Il y a, dans les bonus du film Kennedy et moi, une révélation du réalisateur Sam Karmann, qui n'est pas du tout anodine, et présente le chemin de vie de Simon Polaris sous un autre angle, et conforte l'idée que la fin est heureuse pour lui... D'ailleurs le roman finit aussi sur une note positive et pas du tout dépressive !
Pour ce qui est de cette explication, nous voyons dans le bonus des images de la maison de Simon Polaris (coupées au montage), et Sam Karmann nous précise que plus Simon avance dans sa vie et ses déboires, plus il descend d'un étage... En fait au début son bureau est tout en haut de la bâtisse, ensuite il descend d'un étage pour aller dans le salon, puis encore un pour se situer dans la cuisine et enfin dans la cave ou il aménage son nouveau bureau, et de nous décrire que plus il descend plus il va mieux. Comme si déplacer son bureau au sous-sol était pour mieux repartir de zéro et tout reconstruire depuis la base.
Alors que rien ne semblait le toucher, les événements commencent à l’affecter de nouveau. Il montre signe de vie. Il réagit.
Et il y a une scène qui personnifie à merveille le personnage de Simon et son humanité, bien loin du dépressif que l'on croit. Lorsqu'il se rend dans la maison de retraite où quotidiennement il promène sus sa chaise roulante un vieil homme, Monsieur Sabongui, avec qui il s'entretient dans un monologue à la fois drôle et émouvant, le vieillard ne répondant jamais aux paroles de Simon. Et à la mort de Monsieur Sabongui, lorsque Simon vient pour le promener de nouveau dans les jardins, nous fait découvrir Jean-Pierre Bacri dans une grande tristesse et ému aux larmes... Une très jolie scène du film, qui nous fait découvrir la part d'humanité et d'empathie du personnage. Apaisé, il va pouvoir contempler l’horizon avec sérénité.
On peut alors comparer la fin du film et la fin du roman qui disent la même chose mais sous des angles différents. Dans le roman, Jean-Paul Dubois écrit entre autres :
« Nous avons fini de prendre notre dîner, et je viens d'annoncer à Anna mon intention de me remettre au travail... J'ai posé la montre à plat sur la table, de façon à pouvoir admirer le petit œil noir du remontoir. J'allume une Peter Stuyvesant, paquet souple. J'ai l'impression d'avoir la poitrine remplie de grillons... »
Dans le film, on découvre Simon dans son nouveau bureau aménagé au sous sol, plus de divan associé à la psychanalyse, plus de sofa associé à la paresse mais assis sur son fauteuil en cuir, où en alerte il va être de nouveau prêt à écrire. L'esprit vif, il peut de nouveau attraper les mouches qui n’est plus un synonyme d’ennui comme dans le début du film, mais plutôt d’une dextérité retrouvée. Les mouches il les attrape toujours, pour mieux leur redonner leur liberté... Sa liberté.
Alors qu’il se voyait lui-même comme le lecteur passif du dernier chapitre de sa vie, Simon décide alors contre toute attente d’accepter la mort et de s’en moquer. Il accède à la sagesse. Il ne vit plus pour ne pas mourir et se remet véritablement à vivre.
Je suis vivant, je porte la montre et je suis bien... Enfin à ma place.